Llibre Vermell de Montserrat (4,54/5)

01O Virgo splendens hic in monte celsonAnonyme ****
02Stella splendens in monte Anonyme*****
03Laudemus Virginem Mater est  Anonyme ****
04Los set goyts recomptarem Anonyme*****
05Splendens ceptigeraAnonyme ****
06Polorum regina omnium nostra Anonyme*****
07Cuncti simus concanentes : Ave MariaAnonyme*****
08Mariam Matrem VirginemAnonyme*****
09Imperayritz de la ciutat joyosaAnonyme ****
10Ad mortem festinamus Anonyme*****
11O Virgo splendens hic in monte celsoAnonyme ****

            Du fait de sa localisation géographique, le royaume d’Aragon fut à compter du XIIe siècle un point naturel de convergence pour nombre de cultures. De la rencontre entre la culture aragonaise autochtone – elle-même influencée par l’occupation de la péninsule ibérique par les Arabes des siècles durant – et les principales influences européennes résulta une importante renaissance culturelle principalement centrée sur la Catalogne. Au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, les comtes-rois de Catalogne et d’Aragon, mécènes particulièrement prodigues dans le domaine des arts, surent attirer nombre de musiciens parmi les plus remarquables d’Europe.

            La musique était le principal divertissement de la noblesse, et les seigneurs les plus importants avaient plusieurs musiciens à leur service. Les musiciens du crû furent bientôt rejoints, à la cour aragonaise, par des musiciens étrangers venus notamment d’Italie mais aussi de France, des Flandres et d’Allemagne, auxquels on doit en grande partie d’avoir permis à l’Aragon de jouer un rôle fondateur dans le style musical dénommé Ars Nova. Les musiciens de cour, cependant, n’étaient pas les seuls à s’exercer dans le royaume : l’Église avait elle aussi une fonction de premier plan. Jean Ier d’Aragon fut particulièrement inspiré par les musiciens d’église et s’essaya même à écrire de la musique. Tous les centres les plus importants du royaume devaient bénéficier d’un tel climat de culture où convergeaient les principales tendances de la musique tant profane que sacrée de l’Ars Nova français.

            Au cours du Moyen-Âge, il n’était pas rare de voir des sanctuaires édifiés en des lieux associés à des saints, également là où un miracle était attribué à la Vierge Marie. Il arrivait souvent que l’on fonde des monastères, chargés de l’entretien et du contrôle, à proximité immédiate de ces saints lieux. En Espagne, le tombeau de l’apôtre Saint Jacques, à Santiago de Compostela, demeure l’un de ces lieux, tout comme Montserrat, centre de dévotion mariale vers lequel affluaient des pèlerinages de toute la Catalogne. Un petit monastère, sur le site d’une ancienne église, fut fondé sur le massif montagneux de Montserrat vers 1025. Son importance n’ayant cessé de croître, il était dès la fin du Moyen-Âge l’un des monastères les plus importants de Catalogne.

            D’une extrême richesse, la bibliothèque de Montserrat fut en grande partie détruite par un incendie en 1811, durant les guerres napoléoniennes, mais parmi les manuscrits médiévaux du scriptorum (salle d’écriture) du monastère ayant survécu figurait le Llibre Vermell (« Livre vermeil »), codex le plus précieux de Montserrat. Bien que daté de 1400 ans environ, son nom lui vient de la couverture de velours rouge qui  lui fut ajoutée dans la dernière partie du XIXe siècle. Comme pour nombre de codices, son contenu est des plus variés, mais ce qui intéresse le plus les musicologues, ce sont les doubles pages du folio 21 V°27, sur lesquelles on trouve dix pièces musicales anonymes. Ces compositions vocales reflètent certains des points soulevés par le copiste, à savoir que : « […] comme les pèlerins, quand ils assistent aux vigiles nocturnes dans l’église de la Bienheureuse Vierge à Montserrat, désirent parfois chanter et danser, et le veulent même faire sur le parvis de l’église (où seuls des chants pieux et respectables peuvent être entonnés), un certain nombre de chants appropriés ont été écrits afin de répondre à ce besoin. Il convient de les chanter avec respect et modération, de manière à ne pas déranger ceux qui souhaitent poursuivre leurs prières et méditations, auxquelles, cela dit, chacun devrait se consacrer dévotement lors des veillées… ». Quelques pages plus loin, il est également recommandé aux pèlerins de parler avec retenue et d’éviter frivolités et danses inconvenantes, tant à proximité du sanctuaire que durant le voyage pour s’y rendre ou en revenir.

            Le Llibre Vermell est donc une manière de pourvoir les pèlerins en chants plus acceptables en ce lieu que l’excessive truculence des chants populaires ordinaires. Les pièces du Llibre Vermell ne sont manifestement pas l’oeuvre d’une seule personne, car on y relève des différences stylistiques considérables, même si à l’exception de O Virgo splendens (page écrite en une manière de plain-chant) toutes utilisent la méthode de notation de l’Ars Nova français.

            La moitié des compositions du codex sont en forme de virelai, genre vocal français de type chanson qui pourrait être originaire d’Afrique du Nord et avoir été introduit en France via l’Espagne. Les troubadours provençaux l’adoptèrent et c’est pas leur intermédiaire qu’il fut réintroduit en Espagne. Le virelai, dans sa forme la plus simple, consiste en deux lignes musicales alternées, A-B-B-A, mais il existe de nombreuses et subtiles variantes de ce schéma de base. Stella splendens, Cuncti simus, Polorum regina, Mariam Matrem et Ad mortem festinamus suivent tous cette même structure.

            O Virgo Splendens, Laudemus Virginem et Splendens ceptigera sont des canons à deux ou trois voix. Los set goyts est une ballade qui, à certains égards, ressemble aux ballades de l’Ars Nova italien. Imperayritz est un motet, qui, pourtant, ne comporte pas de partie de ténor (ou teneur) ainsi qu’on l’attendrait de cette forme française. L’un des aspects les plus curieux du Llibre Vermell tient à ce que trois de ses pièces (Stella splendens, Los set goyts et Polorum regina) sont des danses que l’on devait exécuter : « ad trepudium rotundum » ou «  a ball redon », c’est-à-dire « dansé comme une ronde », cas unique dans toute la musique de époque parvenue jusqu’à nous.

                                                           Erato / Warner Classic, carton original CD.

            Amoureux des répertoires oubliés qu’il nous présente de façon attrayante tant sur le plan musical que sur celui de l’appareil éditorial qui l’accompagne, Jordi Savall sait nous surprendre. Avec son orchestre Hespèrion XX, il nous fait remonter le temps jusqu’au quatorzième siècle et nous feuilletons avec lui un Livre où des compositeurs anonymes rendent hommage à la Vierge noire de Montserrat en Catalogne. Au-delà du phénoménal travail musicologique, il émane des chants et de la douce instrumentation qui les enrobe une puissance sacrée de très haut niveau.

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