Metamorfosi Trecento (4,33/5)

01
Si dolce non sono chol lir’ orfeo 
Francesco Landini da Firenze ****
02
Non piu infelice
Paolo da Firenze 
 ****
03
Fenice fu’
Jacopo da Bologna ****
04Tre fontane (instrumentale) *****
05
In nova fert/garrit gallus/neuma
Philippe de Vitry  ****
06Phyton, le mervilleus serpentGuillaume de Machaut 
 ****
07
Calextone
Solage
 ****
08Ie suy navrés/gnaff’a le guagneleAntonio ‘Zacara’ da Teramo 
*****
09
Par le grant senz d’Adriane 
Filippotto da Caserta
*****
10 Si com’al canto della bella yguanaMaestro Piero 
*****
11
Qual perseguita dal suo servo danne
Niccolo da Perugia
 ****
12Strinçe la man (Instrumentale)  ****
13Non al su’amante piu diana piacqueJacopo da Bologna
 ****
14
Gia da rete d’amor
Matteo da Perugia
*****
15
Si chome al chanto della bella yguana 
Jacopo da Bologna
 ****

Le mythe de la transformation dans l’Ars Nova

            Il a fallu une sorcière ayant le pouvoir de transformer les hommes en porcs pour amener Ulysse à perdre tous les autres plaisirs au monde ; mais, pour moi, il suffirait que tu sois mienne pour me faire renoncer à tout autre désir.

            Telles sont les pensées du narrateur de la dernière chanson de ce disque, Si chome al chanto, et des chanteurs de tant de pièces chantées dans l’Italie de la fin du XIVe siècle et du début du XVe. Les chansons commencent par évoquer des créatures mythiques, des contrées magiques et des transformations fantastiques, transportant de manière frappante l’auditeur bien plus loin qu’il n’aurait jamais pu l’imaginer. Mais, dans bien des cas, comme dans les trois madrigaux de Jacopo da Bologna, après un soudain revirement, le chanteur révèle que tous ces plaisirs et transformations pâlissent en comparaison avec la grande joie qu’on peut éprouver ici et maintenant.

            Pour les premiers auditeurs de ces œuvres, sur un continent ravagé par la peste noire de 1348 et les épidémies suivantes, l’idée que ce monde puisse rivaliser en quelque manière que ce soit avec les délices d’autres mondes (que ce soient ceux du mythe classique ou de l’au-delà chrétien) était sans doute difficile à admettre. Pourtant, il y a un paradoxe dans toute peinture du monde surnaturel, des histoires d’Homère aux films d’aujourd’hui : plus le voyage est fantastique, beau, extraordinaire, plus il témoigne des pouvoirs de transformation que possèdent leurs propres narrateurs et leur propre technique. Les scribes ont continué à copier ces œuvres dans des manuscrits des décennies plus tard, bien après la mort de leurs compositeurs, parce que leurs textes et leurs musiques révélaient non seulement combien un autre monde peut être extraordinaire, mais aussi combien notre propre monde est subtil et complet.

            Les œuvres choisies pour ce disque reflètent l’éventail d’époques et de lieux correspondant au concert idéal du début du XVe siècle. On trouve les œuvres les plus récentes d’Antonio Zacara da Teramo et de Matteo da Perugia, à côté de classiques comme Jacopo et Francesco. Beaucoup de musique fut écrite localement, mais les Alpes ne pouvaient empêcher l’importation de grandes œuvres de compositeurs comme Guillaume de Machaut et Philippe de Vitry (ou l’un de ses contemporains anonymes) – et, du reste, un compositeur italien cosmopolite comme Filippotto da Caserta pouvait composer sur des textes français aussi bien qu’italiens (ou latins), en sachant que ses auditeurs comprendraient ou du moins apprécieraient la variété et la diversité de telles formes fantastiques (musicales et mythologiques) dans leur juxtaposition.

            Ce que cela représentait pour les auditeurs de l’époque, d’entendre évoquer les transformations et les voyages, les phénix et les serpents magiques, nous ne le saurons jamais exactement. J’espère néanmoins que pour eux, c’était proche de la joie que j’éprouve quand j’entends les interprétations de La fonte musica : une agréable surprise, un monde transformé et, par dessus tout, une reconnaissance pour les grands musiciens d’il y a des siècles et d’aujourd’hui qui ont rendu ce disque possible.

                                                                                           Michael Scott Cuthbert, carton original CD.

Metamorfosi Trecento

            « Bien que ces choses ne soient jamais arrivées, elles existent toujours. » – Salluste

            Il était un temps où le mythe était l’explication la plus puissante de notre monde, où l’existence des hommes, des animaux, des dieux, des arbres et des fleurs était reliée dans une chaîne fluide en constant mouvement. Changer de forme était une façon – sinon la façon – de savoir.

            Les mythes les plus influents dans la culture européenne étaient et restent ceux des Grecs. La culture italienne et française du XIVe siècle a vu une renaissance de l’Antiquité qu’on associe normalement à l’humanisme du siècle suivant. Metamorfosi Trecento est le titre d’une recherche musicale sur les mythes classiques qui persistent dans la polyphonie médiévale tardive. Les mythes anciens, transmis essentiellement            par les Métamorphoses d’Ovide, et ses traductions et adaptations médiévales, apparaissent dans plusieurs pièces du répertoire de l’Ars nova. Mais le mythe ne revient pas sans une métamorphose qui le transforme lui-même : ce qui était révélation de vérité dans le monde polythéiste se change en conte moral, en exemplum où apprendre à se conduire selon le système des vertus et des vices de l’éthique chrétienne, puis se change à nouveau en une histoire d’amour, archétype de la douleur, de la beauté et de l’impossibilité de l’amour courtois.

            C’est en particulier cette dernière métamorphose, guidée par le pouvoir suprême de l’amour, qui donne sa nouveauté à la musique et à la littérature des cours aristocratiques. Dans les textes des chansons enregistrées ici, les mythes perdent leur fonction morale et commencent à servir plutôt la cour de l’amour. On peut du reste entendre dans le chant et les mélodies les plus touchantes l’erreur du rêve d’amour de soi solitaire et délirant de Narcisse, qui l’amène à faire le voyage fatal dans l’autre dimension de l’eau et à renaître en fleur aquatique (Non piu infelice). Ou l’histoire de Daphné, qui rêve de devenir un arbre pour échapper à Apollon (Qual perseguita), de Philomène, transformée en rossignol, ou d’Orphée, qui sait enchanter les bêtes sauvages, mais ne peut voyager dans le royaume des morts sans perdre l’amour (Si dolce non sono). Les mots nous parlent du monstre serpent Python qui effraie l’Egypte (Phyton), de la merveilleuse histoire de Calisto, transformée en ours puis en constellation de la Grande Ourse pour être aimée par Jupiter (Calextone), et de l’amour malheureux d’Ariane et de Thésée, du labyrinthe funeste (Par le grant senz d’Adriane) transformé en allégorie politique.

On entend parler de Méduse et de son terrible regard (Strinçe la man, Si dolce non sono), de Diane et de son amant infortuné, Actéon (Non al su’ amante piu Diana piacque), et du chant trompeur de la nymphe-sorcière (Circé), la « bella Yguana », symbole d’apparitions séductrices et métamorphosées, et de l’enchantement hypnotique de la musique (Si chome al chanto della bella Yguana).

            Notre programme commence et finit sur cet enchantement, avec « le pouvoir de la musique » (comme le diront Dryden et Haendel trois cents ans plus tard en parlant du mythique Alexandre), et son pouvoir dans la musique de l’Ars nova en particulier. Si dolce non sono, notre début, crée une forêt enchantée à la fois en mots (un vers sur deux se termine par le mot « bois », et le texte n’est qu’une forêt de différents mythes) et en musique, laquelle consiste en un contrepoint dense, complexe et compliqué, dont les branches semblent croître dans toutes les directions possibles. Il y est question d’un coq (« gallus », mot qui désigne également un Gaulois, c’est-à-dire un Français) dont le chant est plus beau et plus doux que celui d’Orphée, d’Apollon, de Philomène (le rossignol) ou d’Amphion. Toutes les « autorités » mythiques sont surpassées par une nouvelle manière de chanter, qui vient de la forêt, et qui n’a jamais été entendue auparavant : c’est l’art nouveau, l’Ars nova, et ce Gaulois est Philippe de Vitry. A la différence de Méduse qui paralysait, le pouvoir que produit la nouvelle musique peut mouvoir le monde, et le rendre aussi fluide et changeant que l’est sa nature. « Francesco cieco horghanista de Florentina » (Francesco, l’organiste aveugle de Florence, également appelé Landini), en tant que nouvel Orphée, rend hommage à Philippe. Ce dernier ouvrit la voie, inaugurant l’Ars nova avec un motet citant les deux premiers vers des Métamorphoses d’Ovide : « In nova fert animus mutatas dicere formas » (« Mon génie me porte à raconter les formes changées en de nouveaux corps »). On pourrait dire que tout l’Ars nova débute sous le signe de la métamorphose, des changements radicaux, dans une attitude expérimentale qui est peut être sa plus grande force.

            Si chome al chanto della bella Yguana termine notre voyage, évoquant le retour d’Ulysse et le chant de la magicienne Circé, qui le distrait pendant une année entière. Bien qu’elles soient assez différentes, dans les versions de Piero et de Jacopo une quête du merveilleux, du surnaturel, et même du terrifiant dans la musique. On y entend des évocations du chant fabuleux de la magicienne (les deux premiers longs « accords » chez Jacopo, et la berceuse sidérale qui termine la version de Piero), et, à la fin, de la magie de la musique : son pouvoir onirique et hallucinatoire de nous transporter à travers différentes formes et des états changeants.

            « Bien que ces choses ne soient jamais arrivées, elles existent toujours », écrit Salluste à propos des mythes. Depuis le XIVe siècle, la musique a toujours bu à la source des mythes. Lorsque l’histoire n’était pas sacrée, que les compositeurs ne regardaient pas les grands récits de moralité du Christ, ils se tournaient vers le mythe comme un grand art et un répertoire inégalé d’histoires exemplaires et d’archétypes narratifs, dans lesquels tous les hommes et femmes peuvent et ont toujours pu se reconnaître. Le retour à l’ancien, dont on émergé l’Orfeo de Poliziano et les expériences de théâtre musical florentines et mantouanes de la fin de la Renaissance, commence son voyage dans ces chansons de l’Ars nova.

                                                                                Michele Pasotti, carton original CD.

01Si dolce non sono chol lir’ orfeo Francesco Landini da Firenze ****

Si dolce non sono chol lir’ Orfeo                                                  Orphée n’a pas joué de sa lyre avec tant de douceur

Quand’à ssé trasse fer’, ucell’ e boschi,                            Quand il attirait à lui les bêtes sauvages, les oiseaux et les bois,

D’amor cantando, d’infant’e di deo,                                            En chantant d’amour, enfant et dieu,

Come to ghallo mio di fuor da boschi                                         Comme le fait mon coq, hors des bois,

Con nota tale che gia ma’ udita                                                   Avec des sons qu’on n’entendit jamais

Non fu da Filomena’n verdi boschi.                                             Philomène chanter dans les bois verts.

Né piu Febo canto quando schernita                                          Phébus lui non plus ne chanta pas mieux quand sa flûte

Da Marsia fu suo tibia’n folti boschi,                                           Fut raillée par Marsyas dans les bois épais.

Dove vincendo lo spoglio di vita.                                                 Là où, l’ayant vaincu, il lui ôta la vie.

Di Teb’avanç’el chiudent’ Anfione,                                                Il surpasse Amphion, qui entoura Thèbes de murailles,

Efecto fa contrario del Gorgone.                                                  Et produit un effet contraire à celui de la Gorgone.

 

02Non piu infelicePaolo da Firenze  ****

Non piu infelice a le suo membra nacque                  Narcisse n’est pas né plus malheureux envers son propre corps,

Narcisso, quando tra lle liquid’onde                                             Quand, parmi les ondes limpides,

Tant’a ssé stesso speculando piacque ;                                      Il se plut tant à lui-même en voyant son reflet ;

Ch’a me la chioma dell’altera fronde                                           Que n’est pour moi la chevelure de ma dame,

Ornata di madona, ch’al cor tanto                                               Ornée d’un orgueilleux feuillage, qui tant plut

Piacque, ch’a morte non mi port’altronde.                               A mon coeur qu’il ne me conduit nulle part qu’à la mort.

Dunque l’amor ch’al cor mi nacque in canto                            Ainsi l’amour, qui naquit en mon coeur dans le chant,

L’altere Parche ‘l pon privar di pianto.                                        Peut se voir privé de pleurs par les fières Parques.

 

03Fenice fu’Jacopo da Bologna ****

Fenice fu’e vissi pur’e morbida                                                   Je fus un phénix et ma vie fut pure et douce,

Et or sun transmutata in una tortora                                          Et me voici transformée en tourterelle

Che vollo con amor per le belle ortura.                                     Qui vole pleine d’amour parmi les beaux vergers.

Arbor secho [maj né] aqua torbida                                            Jamais arbre sec ni eau trouble

No me deleta may per questo dubito :                                      Ne me réjouissent, et c’est pourquoi je crains :

Vane la state, e’l verno ven de subito.                                        L’été s’en va et l’hiver s’en vient aussitôt.

Tal vissi et tal mi vivo et posso scrivere                                     Ainsi j’ai vécu, ainsi je vis, et je peux bien écrire

C’a donna non è piu che honesto vivere.                   Qu’il n’est rien de mieux pour une femme qu’une vie honnête.

 

04Tre fontane (instrumentale) *****
05
In nova fert/garrit gallus/neuma
Philippe de Vitry  ****

Garrit Gallus flendo dolorose                                                                        Le coq chante en pleurant douloureusement

Luget quippe Gallorum concio                                                             Voire l’assemblée tout entière des coqs se lamente

Que satrape traditur dolose                                                                          D’être trahie avec scélératesse par le satrape

Exucubitus sedens officio                                                                          Alors même qu’il a la charge de monter la garde ;

Et que vulpes tamquam vispilio                                                                Et le renard, tel un violateur de sépultures,

In Belial vigens astucia                                                                                    Florissant grâce à l’astuce de Satan,

De leonis consensu proprio                                                                           Règne avec le consentement du lion lui-même.

Monarchisat atat angaria                                                                               Hélas quel esclavage !

Russus, ecce, Jacob familia                                                                            Voici de nouveau la famille de Jacob

Pharaone altero fugatur                                                                                 Qui fuit devant un autre Pharaon ;

Non ut olim iude vestigia                                                                               Ne pouvant pas, comme autrefois,

Subintrare potens, lacrimatur.                                                                     Suivre les pas de Juda, elle pleure.

In deserto fame flagellatur                                                                            Dans le désert, elle est torturée par la faim,

Adiutoris carens armatura                                                                            N’ayant pas d’armure qui la protège,

Quamquam clamat tamen spoliatus                                                         Bien qu’elle crie, elle est quand même dépouillée

Continuo forsan moritura                                                                              Et doit peut-être mourir à l’instant.

O miserum exulum vox dura                                                                         O dure voix des malheureux exilés,

O Gallorum garritus doloris                                                                           O chant de douleur des coqs,

Cum leonis cecitas obscura                                                                           Lorsque le lion, dans son aveuglement obscur,

Fraudi paret vulbis proditoris.                                                                       Se soumet à la ruse du traître renard.

Eius fastus sustinens erroris                                                                          Toi qui supportes son orgueil erroné,

Insurgito : alias labitur                                                                                    Rebelle toi : sans quoi disparaît

Et labetur quod habes honoris                                                                    Et disparaîtra ce que tu as d’honneur

« Quod mox in facinus tardis                                                                        « Que des vengeurs tardifs

Ultoribus itur. »                                                                                                 Transformeront bientôt en crime. »

« In Nova fert animus mutatas                                                                   « L’esprit me porte à parler des formes

Dicere formas » :                                                                                       Changées en corps nouveaux » :

Draco nequam quem olim penitus                                                              Le dragon très néfaste dont autrefois,

Mirabili crucis potentia                                                                                   Par la puissance merveilleuse de la croix,

Debellavit Michael inclitus                                                                             L’illustre Michel triompha complètement,

Mox Absolon munitus gracia                                                                        Bientôt fortifié par la grâce d’Absalon,

Mox Ulixis gaudens facundia                                                                         Bientôt jouissant de l’éloquence d’Ulysse,

Mox lupinis dentibus armatus                                                                       Bientôt armé de dents de loup,

Sub Tersitis miles milicia                                                                                 Soldat dans l’armée de Thersite,

Russus vivit in vulpem mutatus                                                                    Il vit de nouveau, transformé en renard ;

Cauda [fraudi] cuius lumine privatus                                                            Privé de ses yeux, le lion

Leo vulpe imperante paret                                                                Est soumis à la ruse, tandis que commande le renard.

Oves suggit pullis saciatus                                                                      Il suce [le sang] des brebis, rassassié de poulets,

Heu suggere non cessat et aret                                                              Hélas ! Il ne cesse de s’abreuver et il a encore soif

Ad nupcias canibus non caret                                                                    Les chiens ne manquent pas aux noces.

Ve pullis mox ve ceco leoni                                                            Malheur aux poulets, et bientôt malheur au lion aveugle,

Coram Christo tandem ve draconi.                                                              Et devant le Christ enfin malheur au dragon !

 

06Phyton, le mervilleus serpentGuillaume de Machaut  ****

Phyton, le mervilleus serpent,                                                                      Python, le merveilleux serpent,

Que Phebus de sa flesche occit,                                                                   Que Phébus tua de sa flèche,

Avoit la longueur d’un erpent,                                                                      Etait long de soixante-dix mètres

Si com Ovides le descrit.                                                                             Tel qu’Ovide l’a décrit.

Mais onques homs serpent ne vit                                                               Mais nul homme n’a jamais vu de serpent

Si fel, si crueus ne si fier                                                                            Aussi méchant, aussi cruel ni aussi fier

Com le serpent qui m’escondit                                                                     Que le serpent qui me repousse

Quant a ma dame merci quier.                                                                     Quand je demande merci à ma dame.

Il a sept chies, et vraiement                                                                          Il a sept têtes, et vraiment

Chascuns a son tour contredit                                                                      Chacun à son tour contredit

La grace, ou mon vray desir tent,                                                                La grâce vers où tend mon vrai désir,

Dont mes cuers a dolour languit :                                                               Ce qui fait languir mon coeur de douleur :

Ce sont Refus, Desdaing, Despit.                                                                 Ce sont Refus, Dédain, Dépit.

Honte, Paour, Durté, Dangier                                                                        Honte, Peur, Dureté, Danger

Qui me blessent en l’esperit                                                                         Qui me blessent en l’esprit

Quant  a ma dame merci quier.                                                                    Quand je demande merci à ma dame.

 

07CalextoneSolage ****

Calextone, qui fut dame darouse [terrouse]                                                Callisto, dame terrestre,

A Jupiter fit un doulz sacrefice.                                                                    Fit à Jupiter un si doux sacrifice

Tant qu’il la mist, conme sa vraye espouse,                                               Qu’il la plaça, comme sa véritable épouse,

Hault on troune et li fut moult propice.                                                        Haut sur un trône, et lui fut très favorable.

Et puis amoureusement                                                                             Et puis, amoureusement,

La courouna sur toutes richement :                                                            Il la couronna richement sur toutes les autres :

Lors touz les dieux li feirent per homage                                                    Alors tous les dieux, pour lui rendre hommage,

Joieux recept et amoureux soulage.                                                      Lui firent un joyeux accueil et réconfort amoureux.

 

08Ie suy navrés/gnaff’a le guagneleAntonio ‘Zacara’ da Teramo *****

Ie suy navrés tant fort o dous amy                                                            Je suis blessé si fort, ô doux ami,

De quoi / de aitnerolF / et de le dames                                                     De quoi ? / De Florentia / et des dames…

Haylas chantés ! / or non crier, ciantés,                                                     Hélas, chantez ! / Ne criez pas, chantez !

Vramant mourray per celles, moy amy.                                                     Vraiment, je mourrais à cause d’elles, mon ami.

La nobiltà con tutte le scientie                                                                     La noblesse avec toutes les sciences

Et l’arte liberal con le riccheççe,                                                                   Et les arts libéraux avec les richesses,

La libertà, vertu con le prudentie,                                                                La liberté, la vertu avec la sagesse,

Chaliope poeta e le forteççe.                                                                     Calliope poète et la force d’âme,

Tout le stourment du mondo et gionesse,                                                 Tout l’attirail du monde et jeunesse,

Biau Sir / or que vous plet / e tout le nimphes                               Beau Seigneur / maintenant que cela vous plait / et toutes les nymphes,

Oy vramant, / orsus apprès [ciantés]                                                          Oui vraiment / allons, donc, [chantez!]

Grant Parlement de de sens o vray amy.                                                   Grand Parlement des sens, ô vrai ami.

Je suy navvres tant fort o dus amy…                                                           Je suis blessé si fort, ô doux ami…

Gnaff’a le guagnele et io anch’ to’ togli !                                                    Ma foi, par les évangiles, et moi aussi, tiens, prends donc !

Per le sant dio, tu si doux amy.                                                                     Par le saint dieu, toi, si doux ami !

Humilior Tauro                                                                                               Plus humble que le taureau,

Homines nobilitant scientie,                                                                    Les hommes sont ennoblis par la science,

Septes artes saccra saccra,                                                                     Les sept arts sacrés, Zacara,

Non seray may ricche.                                                                             Je ne serai jamais riche.

Non venditur auro                                                                                    On n’achète pas avec de l’or

Homines qui exaltant prudentie                                                                 Les hommes qui s’élèvent par la sagesse.

Dea loquentie, Hercules le forteççe.                                                   La déesse par l’éloquence, et Hercule par le courage.

Li Orpheo et Narcissus, [et io] anch’ to togli,                                        Les Orphée et Narcisse, et moi aussi, tiens, prends !

Grant sens et  mastrie, dous amy.                                                            Grande raison et maîtrise, doux ami.

Gnaff’ a le guagnele et io anch’ to’ togli !…                                 Ma foi, par les évangiles, et moi aussi, tiens, prends donc !

 

09Par le grant senz d’Adriane Filippotto da Caserta*****

Par le grant senz d’Adriane la sage                                                            Grâce à la grande raison de la sage Ariane,

Fu Theseus gardés de periller                                                                    Thésée put se garder du danger

Quant à son tour li convient le voyage                                                       Quand vint son tour de tenter le voyage

En la maison Dedalus essaier.                                                                    En la maison de Dédale.

Puis la trahi et la vost essillier                                                                     Puis il la trahit la voulut exiler,

Fortrait li a un iouel de grant pris                                                                 Il lui a pris un bijou de grand prix

Qu’avoir ne puet sanz o couvert de lis.                                                      Qu’on ne peut avoir sans un « o » couvert du lys.

Adriane est si noble de linage                                                                     Ariane est de si noble lignage

Et si puissant c’on la puet reconter                                                             Et si puissant que ce qu’on peut en raconter ;

Le iouel ot de son propre heritage                                                              Elle eut le bijou de son propre héritage,

Que Theseus s’efforsa d’usurper                                                                  Celui que Thésée s’efforça d’usurper

Et pour l’avoir le tienent en grant dangier,                                                    Et pour l’avoir, l’a mis en grand danger ;

Se socours n’a le iouel est peris,                                                                   S’il n’est secouru, le bijou est perdu,

Qu’avoir ne puet sanz o couvert de lis.                                                      Qu’on ne peut avoir sans un « o » couvert du lys.

Maiz le lis est de si tres haut parage,                                                          Mais le lys est de si haute naissance,

Bel a veoir, plaisant a mainer,                                                                      Beau à voir, plaisant à toucher,

Riche on povoir de si perfait courage                                                         Riche en pouvoir, de si parfait courage

Qu’à la dame puet sa vertu endier                                                             Qu’il peut conférer sa vertu à la dame ;

Roulant ne Estor ne li faut souhaidier                                                 Elle n’a plus besoin de souhaiter Roland ni Hector

Pour secourir le iouel de grant pris,                                                            Pour secourir le bijou de grand prix

Qu’avoir ne puet sanz o couvert de lis.                                                      Qu’on ne peut avoir sans un « o » couvert du lys.

 

10 Si com’al canto della bella yguanaMaestro Piero *****

Si com’al canto della bella Yguana,                                                              De même qu’au chant de la belle iguane [Circé]

Oblio suo chamino piu tempo el Grecho,                                                      Le Grec oublia pendant longtemps son voyage,

Prendendo suo piacer con forma humana.                                             Prenant son plaisir avec elle sous forme humaine.

Cosi per esser, dona, sempre techo,                                                           Ainsi, Ô ma dame, si j’étais toujours avec toi,

Faresti la mia volglia esser lontana                                                            Tu ferais si bien que ma volonté serait éloignée

D’ogni altro bel piacer, sendo ‘l tuo mecho.                                             De tout autre beau plaisir, le tien étant avec moi.

Pero che se’ d’ogni virtute unita.                                                                 Puisque tu réunis toutes les vertus,

Tu se’ perfecta giemma Margherita.                                                          Tu es une gemme parfaite, Marguerite.

 

11Qual perseguita dal suo servo danneNiccolo da Perugia ****

Qual perseguita dal suo servo Danne (Dafne)                                         Telle Daphné poursuivie par son serviteur

Dove sdegnosa di suo calda voglia                                                            Quand, dédaigneuse de son chaud désir,

Su la fredd’onda vesti acerba foglia,                                                           Elle se revêtit d’amer feuillage sur l’onde froide,

Tal quell’a me c’a diletto m’affan[n]a                                                          Ainsi celle qui me fait soupirer pour mon plaisir

Muto sembiante e coperse la testa,                                                      A changé de visage pour moi, et se couvrant la tête,

Fece onbra al viso di suo bella vesta.                                                   A mis sa face dan l’ombre avec son beau vêtement.

Fisa bella guarday pel crud’aspetto.                                             Je regardai fixement la belle à cause de son regard cruel,

Si ch’i’ smar[r]i di paura e ssospetto.                                                      Si bien que je m’évanouis de peur et d’inquiétude.

 

12 Strinçe la man (Instrumentale)  ****
13Non al su’amante piu diana piacqueJacopo da Bologna ****

Non al su’ amante piu Diana piacque                                                         Diane ne plut pas davantage à son amant

Quando per tal ventura tutta nuda                                                                Quand par hasard il la vit

La vid’in meço delle gelid’acque,                                                                  Toute nue au milieu de l’eau glacée,

Ch’a me la pasturella alpestra e cruda                                                        Qu’à moi la jeune bergère alpestre et cruelle

Post’ a bangnar el suo candido velo                                                            Occupée à laver le voile blanc

Ch’el sole e l’aura il vago chapel chiuda                                              Qui protège ses beaux cheveux du soleil et du vent.

Ta che mi fece quand’ egl’arde ‘l cielo                                                        Si bien que, sous un ciel brûlant,

Tutto tremar d’un amoroso çelo.                                                   Elle me fit trembler tout entier d’un frisson d’amour glacé.

 

14Gia da rete d’amor  Matteo da Perugia*****

Gia da rete d’amor libera et sciolta                                                   Mon âme était déjà libre et détachée des liens d’amour

Era quest’alma et hor è in pianti volta,                                                      Et voici qu’elle est à nouveau en pleurs,

Che tue eterne bellezze al mondo sole                                                      Car tes beautés éternelles, uniques au monde,

Qual non ebbe Dyana in fonte o in riva,                                       Telles que n’en eut Diane, dans une source ou sur la rive,

Con sembianti leggiadri et con parole                                                        Avec des expressions gracieuses et des paroles

Han d’ogni altro pensar la mente priva.                                                     Ont privé mon esprit de toute autre pensée.

Pero nympha celeste tanto diva                                                                   Aussi, nymphe céleste, si divine,

Ne me sia dal bel viso merzé tolta.                                                             Ne m’ôte pas la merci de ton beau visage.

 

15Si chome al chanto della bella yguana Jacopo da Bologna  ****

           Deux sopranos. La première se tient en retrait. Les attaques perlées d’une harpe, à l’unisson, la soutiennent avec douceur. La seconde remplit l’espace sonore de ses mélismes exaltés. Si bien qu’on ne remarque pas tout de suite les instruments qui festonnent sa ligne : l’un métallique et scintillant, l’autre délicatement nasillard. Deux secondes plus tard, un ténor apparaît : fondation de la polyphonie, son entrée stabilise l’édifice musical bâti de dissonances chatoyantes et de rudes consonances. Lui non plus n’est pas seul. Une corde pincée, d’abord imperceptible, illumine bientôt la voix de ses phrasés piquants. Rapidement, les instruments s’émancipent des chanteurs, leur effectif s’étoffe encore, une flûte ajoute son velours au tableau pointilliste. Quinze secondes d’une orchestration de Webern ? Le début d’un madrigal de Francesco Landini, compositeur florentin né vers 1335, Si dolce non sono chol lir’ Orfeo (« Orphée n’a pas joué avec sa lyre avec tant de douceur, quand il attirait à lui les bêtes sauvages, les oiseaux et les bois… ».)

            L’étonnante modernité de cette palette n’est cependant pas l’oeuvre du contemporain de Pétrarque. Ses pièces, comme toutes les autres en son temps (à quelques rares exceptions près), apparaissent dans les manuscrits sous la forme d’un contrepoint à deux ou trois voix, sans autre indication. Chanteurs seuls ? Chanteurs et instruments ? Ces derniers en complément ou en doublures ? Dans le passage de l’écrit au sonore, les interprètes doivent combler la part d’inconnu inhérente à ces musiques d’un autre temps. L’historicité, dès lors, implique la créativité. Et la richesse esthétique d’une interprétation traduit une quête, utopique mais fertile, de vérité historique. L’oeuvre médiévale ne se dévoile qu’à ceux qui l’étudient de près et la replacent dans son époque, dans son contexte. Le savoir, loin d’être un carcan, peut au contraire galvaniser les musiciens, les pousser à employer leur énergie créatrice à ressusciter des répertoires jadis marqués par l’improvisation et l’oralité.

            C’est en cela que La Fonte Musica excellait dès ses premiers disques. De vigoureux contrepoint qui enrichit l’estampie monodique Tre fontane à la finesse des choix d’effectif dans le suy navrés / Gnaff’a le guagnele d’Antonio Zacara da Teramo, de la douceur sensible des phrasés de Calextone de Solage à la déclamation théâtrale de Fenice fu’ de Jacopo da Bologna, l’ingéniosité expérimentale qu’ils déploient dans les œuvres du Trecento et de l’ars subtilior nous captive.

            Si l’album peint un Moyen Age à la fois vivant et empreint d’une véracité qu’un siècle et demi de recherches a construite, il exprime avec une égale éloquence nos goûts contemporains. Les innombrables mystères des manuscrits médiévaux (effectifs, timbres vocaux, phrasés, tempo, diapason, musica ficta, ornementation, ajout de voix, prononciation…) amènent les musiciens à faire des choix esthétiques bien plus tranchés que pour une sonate de Brahms ou une symphonie de Roussel. Ce principe d’incertitude devrait fragiliser leurs propositions. C’est vrai des plus médiocres, de celles qui choisissent à demi, sans projet clair, sans vision. Le jeune collectif italien y trouve, au contraire, une force qui fait écho aux interprètes pionniers de la musique médiévale : des partis pris créatifs forts cristallisent leur désir puissant de porter aux oreilles du public ces manuscrits d’un autre temps, essayant de percer les secrets qu’ils renferment encore et renfermeront toujours.

                                 Jacques Meegens, 100 albums classiques à connaître absolument, Diapason.