Metamorfosi Trecento (4,33/5)
01 | Si dolce non sono chol lir’ orfeo | Francesco Landini da Firenze | **** |
02 | Non piu infelice | Paolo da Firenze | **** |
03 | Fenice fu’ | Jacopo da Bologna | **** |
04 | Tre fontane (instrumentale) | ***** | |
05 | In nova fert/garrit gallus/neuma | Philippe de Vitry | **** |
06 | Phyton, le mervilleus serpent | Guillaume de Machaut | **** |
07 | Calextone | Solage | **** |
08 | Ie suy navrés/gnaff’a le guagnele | Antonio ‘Zacara’ da Teramo | ***** |
09 | Par le grant senz d’Adriane | Filippotto da Caserta | ***** |
10 | Si com’al canto della bella yguana | Maestro Piero | ***** |
11 | Qual perseguita dal suo servo danne | Niccolo da Perugia | **** |
12 | Strinçe la man (Instrumentale) | **** | |
13 | Non al su’amante piu diana piacque | Jacopo da Bologna | **** |
14 | Gia da rete d’amor | Matteo da Perugia | ***** |
15 | Si chome al chanto della bella yguana | Jacopo da Bologna | **** |
Le mythe de la transformation dans l’Ars Nova
Il a fallu une sorcière ayant le pouvoir de transformer les hommes en porcs pour amener Ulysse à perdre tous les autres plaisirs au monde ; mais, pour moi, il suffirait que tu sois mienne pour me faire renoncer à tout autre désir.
Telles sont les pensées du narrateur de la dernière chanson de ce disque, Si chome al chanto, et des chanteurs de tant de pièces chantées dans l’Italie de la fin du XIVe siècle et du début du XVe. Les chansons commencent par évoquer des créatures mythiques, des contrées magiques et des transformations fantastiques, transportant de manière frappante l’auditeur bien plus loin qu’il n’aurait jamais pu l’imaginer. Mais, dans bien des cas, comme dans les trois madrigaux de Jacopo da Bologna, après un soudain revirement, le chanteur révèle que tous ces plaisirs et transformations pâlissent en comparaison avec la grande joie qu’on peut éprouver ici et maintenant.
Pour les premiers auditeurs de ces œuvres, sur un continent ravagé par la peste noire de 1348 et les épidémies suivantes, l’idée que ce monde puisse rivaliser en quelque manière que ce soit avec les délices d’autres mondes (que ce soient ceux du mythe classique ou de l’au-delà chrétien) était sans doute difficile à admettre. Pourtant, il y a un paradoxe dans toute peinture du monde surnaturel, des histoires d’Homère aux films d’aujourd’hui : plus le voyage est fantastique, beau, extraordinaire, plus il témoigne des pouvoirs de transformation que possèdent leurs propres narrateurs et leur propre technique. Les scribes ont continué à copier ces œuvres dans des manuscrits des décennies plus tard, bien après la mort de leurs compositeurs, parce que leurs textes et leurs musiques révélaient non seulement combien un autre monde peut être extraordinaire, mais aussi combien notre propre monde est subtil et complet.
Les œuvres choisies pour ce disque reflètent l’éventail d’époques et de lieux correspondant au concert idéal du début du XVe siècle. On trouve les œuvres les plus récentes d’Antonio Zacara da Teramo et de Matteo da Perugia, à côté de classiques comme Jacopo et Francesco. Beaucoup de musique fut écrite localement, mais les Alpes ne pouvaient empêcher l’importation de grandes œuvres de compositeurs comme Guillaume de Machaut et Philippe de Vitry (ou l’un de ses contemporains anonymes) – et, du reste, un compositeur italien cosmopolite comme Filippotto da Caserta pouvait composer sur des textes français aussi bien qu’italiens (ou latins), en sachant que ses auditeurs comprendraient ou du moins apprécieraient la variété et la diversité de telles formes fantastiques (musicales et mythologiques) dans leur juxtaposition.
Ce que cela représentait pour les auditeurs de l’époque, d’entendre évoquer les transformations et les voyages, les phénix et les serpents magiques, nous ne le saurons jamais exactement. J’espère néanmoins que pour eux, c’était proche de la joie que j’éprouve quand j’entends les interprétations de La fonte musica : une agréable surprise, un monde transformé et, par dessus tout, une reconnaissance pour les grands musiciens d’il y a des siècles et d’aujourd’hui qui ont rendu ce disque possible.
Michael Scott Cuthbert, carton original CD.
Metamorfosi Trecento
« Bien que ces choses ne soient jamais arrivées, elles existent toujours. » – Salluste
Il était un temps où le mythe était l’explication la plus puissante de notre monde, où l’existence des hommes, des animaux, des dieux, des arbres et des fleurs était reliée dans une chaîne fluide en constant mouvement. Changer de forme était une façon – sinon la façon – de savoir.
Les mythes les plus influents dans la culture européenne étaient et restent ceux des Grecs. La culture italienne et française du XIVe siècle a vu une renaissance de l’Antiquité qu’on associe normalement à l’humanisme du siècle suivant. Metamorfosi Trecento est le titre d’une recherche musicale sur les mythes classiques qui persistent dans la polyphonie médiévale tardive. Les mythes anciens, transmis essentiellement par les Métamorphoses d’Ovide, et ses traductions et adaptations médiévales, apparaissent dans plusieurs pièces du répertoire de l’Ars nova. Mais le mythe ne revient pas sans une métamorphose qui le transforme lui-même : ce qui était révélation de vérité dans le monde polythéiste se change en conte moral, en exemplum où apprendre à se conduire selon le système des vertus et des vices de l’éthique chrétienne, puis se change à nouveau en une histoire d’amour, archétype de la douleur, de la beauté et de l’impossibilité de l’amour courtois.
C’est en particulier cette dernière métamorphose, guidée par le pouvoir suprême de l’amour, qui donne sa nouveauté à la musique et à la littérature des cours aristocratiques. Dans les textes des chansons enregistrées ici, les mythes perdent leur fonction morale et commencent à servir plutôt la cour de l’amour. On peut du reste entendre dans le chant et les mélodies les plus touchantes l’erreur du rêve d’amour de soi solitaire et délirant de Narcisse, qui l’amène à faire le voyage fatal dans l’autre dimension de l’eau et à renaître en fleur aquatique (Non piu infelice). Ou l’histoire de Daphné, qui rêve de devenir un arbre pour échapper à Apollon (Qual perseguita), de Philomène, transformée en rossignol, ou d’Orphée, qui sait enchanter les bêtes sauvages, mais ne peut voyager dans le royaume des morts sans perdre l’amour (Si dolce non sono). Les mots nous parlent du monstre serpent Python qui effraie l’Egypte (Phyton), de la merveilleuse histoire de Calisto, transformée en ours puis en constellation de la Grande Ourse pour être aimée par Jupiter (Calextone), et de l’amour malheureux d’Ariane et de Thésée, du labyrinthe funeste (Par le grant senz d’Adriane) transformé en allégorie politique.
On entend parler de Méduse et de son terrible regard (Strinçe la man, Si dolce non sono), de Diane et de son amant infortuné, Actéon (Non al su’ amante piu Diana piacque), et du chant trompeur de la nymphe-sorcière (Circé), la « bella Yguana », symbole d’apparitions séductrices et métamorphosées, et de l’enchantement hypnotique de la musique (Si chome al chanto della bella Yguana).
Notre programme commence et finit sur cet enchantement, avec « le pouvoir de la musique » (comme le diront Dryden et Haendel trois cents ans plus tard en parlant du mythique Alexandre), et son pouvoir dans la musique de l’Ars nova en particulier. Si dolce non sono, notre début, crée une forêt enchantée à la fois en mots (un vers sur deux se termine par le mot « bois », et le texte n’est qu’une forêt de différents mythes) et en musique, laquelle consiste en un contrepoint dense, complexe et compliqué, dont les branches semblent croître dans toutes les directions possibles. Il y est question d’un coq (« gallus », mot qui désigne également un Gaulois, c’est-à-dire un Français) dont le chant est plus beau et plus doux que celui d’Orphée, d’Apollon, de Philomène (le rossignol) ou d’Amphion. Toutes les « autorités » mythiques sont surpassées par une nouvelle manière de chanter, qui vient de la forêt, et qui n’a jamais été entendue auparavant : c’est l’art nouveau, l’Ars nova, et ce Gaulois est Philippe de Vitry. A la différence de Méduse qui paralysait, le pouvoir que produit la nouvelle musique peut mouvoir le monde, et le rendre aussi fluide et changeant que l’est sa nature. « Francesco cieco horghanista de Florentina » (Francesco, l’organiste aveugle de Florence, également appelé Landini), en tant que nouvel Orphée, rend hommage à Philippe. Ce dernier ouvrit la voie, inaugurant l’Ars nova avec un motet citant les deux premiers vers des Métamorphoses d’Ovide : « In nova fert animus mutatas dicere formas » (« Mon génie me porte à raconter les formes changées en de nouveaux corps »). On pourrait dire que tout l’Ars nova débute sous le signe de la métamorphose, des changements radicaux, dans une attitude expérimentale qui est peut être sa plus grande force.
Si chome al chanto della bella Yguana termine notre voyage, évoquant le retour d’Ulysse et le chant de la magicienne Circé, qui le distrait pendant une année entière. Bien qu’elles soient assez différentes, dans les versions de Piero et de Jacopo une quête du merveilleux, du surnaturel, et même du terrifiant dans la musique. On y entend des évocations du chant fabuleux de la magicienne (les deux premiers longs « accords » chez Jacopo, et la berceuse sidérale qui termine la version de Piero), et, à la fin, de la magie de la musique : son pouvoir onirique et hallucinatoire de nous transporter à travers différentes formes et des états changeants.
« Bien que ces choses ne soient jamais arrivées, elles existent toujours », écrit Salluste à propos des mythes. Depuis le XIVe siècle, la musique a toujours bu à la source des mythes. Lorsque l’histoire n’était pas sacrée, que les compositeurs ne regardaient pas les grands récits de moralité du Christ, ils se tournaient vers le mythe comme un grand art et un répertoire inégalé d’histoires exemplaires et d’archétypes narratifs, dans lesquels tous les hommes et femmes peuvent et ont toujours pu se reconnaître. Le retour à l’ancien, dont on émergé l’Orfeo de Poliziano et les expériences de théâtre musical florentines et mantouanes de la fin de la Renaissance, commence son voyage dans ces chansons de l’Ars nova.
Michele Pasotti, carton original CD.
01 | Si dolce non sono chol lir’ orfeo | Francesco Landini da Firenze | **** |
Si dolce non sono chol lir’ Orfeo Orphée n’a pas joué de sa lyre avec tant de douceur
Quand’à ssé trasse fer’, ucell’ e boschi, Quand il attirait à lui les bêtes sauvages, les oiseaux et les bois,
D’amor cantando, d’infant’e di deo, En chantant d’amour, enfant et dieu,
Come to ghallo mio di fuor da boschi Comme le fait mon coq, hors des bois,
Con nota tale che gia ma’ udita Avec des sons qu’on n’entendit jamais
Non fu da Filomena’n verdi boschi. Philomène chanter dans les bois verts.
Né piu Febo canto quando schernita Phébus lui non plus ne chanta pas mieux quand sa flûte
Da Marsia fu suo tibia’n folti boschi, Fut raillée par Marsyas dans les bois épais.
Dove vincendo lo spoglio di vita. Là où, l’ayant vaincu, il lui ôta la vie.
Di Teb’avanç’el chiudent’ Anfione, Il surpasse Amphion, qui entoura Thèbes de murailles,
Efecto fa contrario del Gorgone. Et produit un effet contraire à celui de la Gorgone.
02 | Non piu infelice | Paolo da Firenze | **** |
Non piu infelice a le suo membra nacque Narcisse n’est pas né plus malheureux envers son propre corps,
Narcisso, quando tra lle liquid’onde Quand, parmi les ondes limpides,
Tant’a ssé stesso speculando piacque ; Il se plut tant à lui-même en voyant son reflet ;
Ch’a me la chioma dell’altera fronde Que n’est pour moi la chevelure de ma dame,
Ornata di madona, ch’al cor tanto Ornée d’un orgueilleux feuillage, qui tant plut
Piacque, ch’a morte non mi port’altronde. A mon coeur qu’il ne me conduit nulle part qu’à la mort.
Dunque l’amor ch’al cor mi nacque in canto Ainsi l’amour, qui naquit en mon coeur dans le chant,
L’altere Parche ‘l pon privar di pianto. Peut se voir privé de pleurs par les fières Parques.
03 | Fenice fu’ | Jacopo da Bologna | **** |
Fenice fu’e vissi pur’e morbida Je fus un phénix et ma vie fut pure et douce,
Et or sun transmutata in una tortora Et me voici transformée en tourterelle
Che vollo con amor per le belle ortura. Qui vole pleine d’amour parmi les beaux vergers.
Arbor secho [maj né] aqua torbida Jamais arbre sec ni eau trouble
No me deleta may per questo dubito : Ne me réjouissent, et c’est pourquoi je crains :
Vane la state, e’l verno ven de subito. L’été s’en va et l’hiver s’en vient aussitôt.
Tal vissi et tal mi vivo et posso scrivere Ainsi j’ai vécu, ainsi je vis, et je peux bien écrire
C’a donna non è piu che honesto vivere. Qu’il n’est rien de mieux pour une femme qu’une vie honnête.
04 | Tre fontane (instrumentale) | ***** | |
05 | In nova fert/garrit gallus/neuma | Philippe de Vitry | **** |
Garrit Gallus flendo dolorose Le coq chante en pleurant douloureusement
Luget quippe Gallorum concio Voire l’assemblée tout entière des coqs se lamente
Que satrape traditur dolose D’être trahie avec scélératesse par le satrape
Exucubitus sedens officio Alors même qu’il a la charge de monter la garde ;
Et que vulpes tamquam vispilio Et le renard, tel un violateur de sépultures,
In Belial vigens astucia Florissant grâce à l’astuce de Satan,
De leonis consensu proprio Règne avec le consentement du lion lui-même.
Monarchisat atat angaria Hélas quel esclavage !
Russus, ecce, Jacob familia Voici de nouveau la famille de Jacob
Pharaone altero fugatur Qui fuit devant un autre Pharaon ;
Non ut olim iude vestigia Ne pouvant pas, comme autrefois,
Subintrare potens, lacrimatur. Suivre les pas de Juda, elle pleure.
In deserto fame flagellatur Dans le désert, elle est torturée par la faim,
Adiutoris carens armatura N’ayant pas d’armure qui la protège,
Quamquam clamat tamen spoliatus Bien qu’elle crie, elle est quand même dépouillée
Continuo forsan moritura Et doit peut-être mourir à l’instant.
O miserum exulum vox dura O dure voix des malheureux exilés,
O Gallorum garritus doloris O chant de douleur des coqs,
Cum leonis cecitas obscura Lorsque le lion, dans son aveuglement obscur,
Fraudi paret vulbis proditoris. Se soumet à la ruse du traître renard.
Eius fastus sustinens erroris Toi qui supportes son orgueil erroné,
Insurgito : alias labitur Rebelle toi : sans quoi disparaît
Et labetur quod habes honoris Et disparaîtra ce que tu as d’honneur
« Quod mox in facinus tardis « Que des vengeurs tardifs
Ultoribus itur. » Transformeront bientôt en crime. »
« In Nova fert animus mutatas « L’esprit me porte à parler des formes
Dicere formas » : Changées en corps nouveaux » :
Draco nequam quem olim penitus Le dragon très néfaste dont autrefois,
Mirabili crucis potentia Par la puissance merveilleuse de la croix,
Debellavit Michael inclitus L’illustre Michel triompha complètement,
Mox Absolon munitus gracia Bientôt fortifié par la grâce d’Absalon,
Mox Ulixis gaudens facundia Bientôt jouissant de l’éloquence d’Ulysse,
Mox lupinis dentibus armatus Bientôt armé de dents de loup,
Sub Tersitis miles milicia Soldat dans l’armée de Thersite,
Russus vivit in vulpem mutatus Il vit de nouveau, transformé en renard ;
Cauda [fraudi] cuius lumine privatus Privé de ses yeux, le lion
Leo vulpe imperante paret Est soumis à la ruse, tandis que commande le renard.
Oves suggit pullis saciatus Il suce [le sang] des brebis, rassassié de poulets,
Heu suggere non cessat et aret Hélas ! Il ne cesse de s’abreuver et il a encore soif
Ad nupcias canibus non caret Les chiens ne manquent pas aux noces.
Ve pullis mox ve ceco leoni Malheur aux poulets, et bientôt malheur au lion aveugle,
Coram Christo tandem ve draconi. Et devant le Christ enfin malheur au dragon !
06 | Phyton, le mervilleus serpent | Guillaume de Machaut | **** |
Phyton, le mervilleus serpent, Python, le merveilleux serpent,
Que Phebus de sa flesche occit, Que Phébus tua de sa flèche,
Avoit la longueur d’un erpent, Etait long de soixante-dix mètres
Si com Ovides le descrit. Tel qu’Ovide l’a décrit.
Mais onques homs serpent ne vit Mais nul homme n’a jamais vu de serpent
Si fel, si crueus ne si fier Aussi méchant, aussi cruel ni aussi fier
Com le serpent qui m’escondit Que le serpent qui me repousse
Quant a ma dame merci quier. Quand je demande merci à ma dame.
Il a sept chies, et vraiement Il a sept têtes, et vraiment
Chascuns a son tour contredit Chacun à son tour contredit
La grace, ou mon vray desir tent, La grâce vers où tend mon vrai désir,
Dont mes cuers a dolour languit : Ce qui fait languir mon coeur de douleur :
Ce sont Refus, Desdaing, Despit. Ce sont Refus, Dédain, Dépit.
Honte, Paour, Durté, Dangier Honte, Peur, Dureté, Danger
Qui me blessent en l’esperit Qui me blessent en l’esprit
Quant a ma dame merci quier. Quand je demande merci à ma dame.
07 | Calextone | Solage | **** |
Calextone, qui fut dame darouse [terrouse] Callisto, dame terrestre,
A Jupiter fit un doulz sacrefice. Fit à Jupiter un si doux sacrifice
Tant qu’il la mist, conme sa vraye espouse, Qu’il la plaça, comme sa véritable épouse,
Hault on troune et li fut moult propice. Haut sur un trône, et lui fut très favorable.
Et puis amoureusement Et puis, amoureusement,
La courouna sur toutes richement : Il la couronna richement sur toutes les autres :
Lors touz les dieux li feirent per homage Alors tous les dieux, pour lui rendre hommage,
Joieux recept et amoureux soulage. Lui firent un joyeux accueil et réconfort amoureux.
08 | Ie suy navrés/gnaff’a le guagnele | Antonio ‘Zacara’ da Teramo | ***** |
Ie suy navrés tant fort o dous amy Je suis blessé si fort, ô doux ami,
De quoi / de aitnerolF / et de le dames De quoi ? / De Florentia / et des dames…
Haylas chantés ! / or non crier, ciantés, Hélas, chantez ! / Ne criez pas, chantez !
Vramant mourray per celles, moy amy. Vraiment, je mourrais à cause d’elles, mon ami.
La nobiltà con tutte le scientie La noblesse avec toutes les sciences
Et l’arte liberal con le riccheççe, Et les arts libéraux avec les richesses,
La libertà, vertu con le prudentie, La liberté, la vertu avec la sagesse,
Chaliope poeta e le forteççe. Calliope poète et la force d’âme,
Tout le stourment du mondo et gionesse, Tout l’attirail du monde et jeunesse,
Biau Sir / or que vous plet / e tout le nimphes Beau Seigneur / maintenant que cela vous plait / et toutes les nymphes,
Oy vramant, / orsus apprès [ciantés] Oui vraiment / allons, donc, [chantez!]
Grant Parlement de de sens o vray amy. Grand Parlement des sens, ô vrai ami.
Je suy navvres tant fort o dus amy… Je suis blessé si fort, ô doux ami…
Gnaff’a le guagnele et io anch’ to’ togli ! Ma foi, par les évangiles, et moi aussi, tiens, prends donc !
Per le sant dio, tu si doux amy. Par le saint dieu, toi, si doux ami !
Humilior Tauro Plus humble que le taureau,
Homines nobilitant scientie, Les hommes sont ennoblis par la science,
Septes artes saccra saccra, Les sept arts sacrés, Zacara,
Non seray may ricche. Je ne serai jamais riche.
Non venditur auro On n’achète pas avec de l’or
Homines qui exaltant prudentie Les hommes qui s’élèvent par la sagesse.
Dea loquentie, Hercules le forteççe. La déesse par l’éloquence, et Hercule par le courage.
Li Orpheo et Narcissus, [et io] anch’ to togli, Les Orphée et Narcisse, et moi aussi, tiens, prends !
Grant sens et mastrie, dous amy. Grande raison et maîtrise, doux ami.
Gnaff’ a le guagnele et io anch’ to’ togli !… Ma foi, par les évangiles, et moi aussi, tiens, prends donc !
09 | Par le grant senz d’Adriane | Filippotto da Caserta | ***** |
Par le grant senz d’Adriane la sage Grâce à la grande raison de la sage Ariane,
Fu Theseus gardés de periller Thésée put se garder du danger
Quant à son tour li convient le voyage Quand vint son tour de tenter le voyage
En la maison Dedalus essaier. En la maison de Dédale.
Puis la trahi et la vost essillier Puis il la trahit la voulut exiler,
Fortrait li a un iouel de grant pris Il lui a pris un bijou de grand prix
Qu’avoir ne puet sanz o couvert de lis. Qu’on ne peut avoir sans un « o » couvert du lys.
Adriane est si noble de linage Ariane est de si noble lignage
Et si puissant c’on la puet reconter Et si puissant que ce qu’on peut en raconter ;
Le iouel ot de son propre heritage Elle eut le bijou de son propre héritage,
Que Theseus s’efforsa d’usurper Celui que Thésée s’efforça d’usurper
Et pour l’avoir le tienent en grant dangier, Et pour l’avoir, l’a mis en grand danger ;
Se socours n’a le iouel est peris, S’il n’est secouru, le bijou est perdu,
Qu’avoir ne puet sanz o couvert de lis. Qu’on ne peut avoir sans un « o » couvert du lys.
Maiz le lis est de si tres haut parage, Mais le lys est de si haute naissance,
Bel a veoir, plaisant a mainer, Beau à voir, plaisant à toucher,
Riche on povoir de si perfait courage Riche en pouvoir, de si parfait courage
Qu’à la dame puet sa vertu endier Qu’il peut conférer sa vertu à la dame ;
Roulant ne Estor ne li faut souhaidier Elle n’a plus besoin de souhaiter Roland ni Hector
Pour secourir le iouel de grant pris, Pour secourir le bijou de grand prix
Qu’avoir ne puet sanz o couvert de lis. Qu’on ne peut avoir sans un « o » couvert du lys.
10 | Si com’al canto della bella yguana | Maestro Piero | ***** |
Si com’al canto della bella Yguana, De même qu’au chant de la belle iguane [Circé]
Oblio suo chamino piu tempo el Grecho, Le Grec oublia pendant longtemps son voyage,
Prendendo suo piacer con forma humana. Prenant son plaisir avec elle sous forme humaine.
Cosi per esser, dona, sempre techo, Ainsi, Ô ma dame, si j’étais toujours avec toi,
Faresti la mia volglia esser lontana Tu ferais si bien que ma volonté serait éloignée
D’ogni altro bel piacer, sendo ‘l tuo mecho. De tout autre beau plaisir, le tien étant avec moi.
Pero che se’ d’ogni virtute unita. Puisque tu réunis toutes les vertus,
Tu se’ perfecta giemma Margherita. Tu es une gemme parfaite, Marguerite.
11 | Qual perseguita dal suo servo danne | Niccolo da Perugia | **** |
Qual perseguita dal suo servo Danne (Dafne) Telle Daphné poursuivie par son serviteur
Dove sdegnosa di suo calda voglia Quand, dédaigneuse de son chaud désir,
Su la fredd’onda vesti acerba foglia, Elle se revêtit d’amer feuillage sur l’onde froide,
Tal quell’a me c’a diletto m’affan[n]a Ainsi celle qui me fait soupirer pour mon plaisir
Muto sembiante e coperse la testa, A changé de visage pour moi, et se couvrant la tête,
Fece onbra al viso di suo bella vesta. A mis sa face dan l’ombre avec son beau vêtement.
Fisa bella guarday pel crud’aspetto. Je regardai fixement la belle à cause de son regard cruel,
Si ch’i’ smar[r]i di paura e ssospetto. Si bien que je m’évanouis de peur et d’inquiétude.
12 | Strinçe la man (Instrumentale) | **** | |
13 | Non al su’amante piu diana piacque | Jacopo da Bologna | **** |
Non al su’ amante piu Diana piacque Diane ne plut pas davantage à son amant
Quando per tal ventura tutta nuda Quand par hasard il la vit
La vid’in meço delle gelid’acque, Toute nue au milieu de l’eau glacée,
Ch’a me la pasturella alpestra e cruda Qu’à moi la jeune bergère alpestre et cruelle
Post’ a bangnar el suo candido velo Occupée à laver le voile blanc
Ch’el sole e l’aura il vago chapel chiuda Qui protège ses beaux cheveux du soleil et du vent.
Ta che mi fece quand’ egl’arde ‘l cielo Si bien que, sous un ciel brûlant,
Tutto tremar d’un amoroso çelo. Elle me fit trembler tout entier d’un frisson d’amour glacé.
14 | Gia da rete d’amor | Matteo da Perugia | ***** |
Gia da rete d’amor libera et sciolta Mon âme était déjà libre et détachée des liens d’amour
Era quest’alma et hor è in pianti volta, Et voici qu’elle est à nouveau en pleurs,
Che tue eterne bellezze al mondo sole Car tes beautés éternelles, uniques au monde,
Qual non ebbe Dyana in fonte o in riva, Telles que n’en eut Diane, dans une source ou sur la rive,
Con sembianti leggiadri et con parole Avec des expressions gracieuses et des paroles
Han d’ogni altro pensar la mente priva. Ont privé mon esprit de toute autre pensée.
Pero nympha celeste tanto diva Aussi, nymphe céleste, si divine,
Ne me sia dal bel viso merzé tolta. Ne m’ôte pas la merci de ton beau visage.
15 | Si chome al chanto della bella yguana | Jacopo da Bologna | **** |
Deux sopranos. La première se tient en retrait. Les attaques perlées d’une harpe, à l’unisson, la soutiennent avec douceur. La seconde remplit l’espace sonore de ses mélismes exaltés. Si bien qu’on ne remarque pas tout de suite les instruments qui festonnent sa ligne : l’un métallique et scintillant, l’autre délicatement nasillard. Deux secondes plus tard, un ténor apparaît : fondation de la polyphonie, son entrée stabilise l’édifice musical bâti de dissonances chatoyantes et de rudes consonances. Lui non plus n’est pas seul. Une corde pincée, d’abord imperceptible, illumine bientôt la voix de ses phrasés piquants. Rapidement, les instruments s’émancipent des chanteurs, leur effectif s’étoffe encore, une flûte ajoute son velours au tableau pointilliste. Quinze secondes d’une orchestration de Webern ? Le début d’un madrigal de Francesco Landini, compositeur florentin né vers 1335, Si dolce non sono chol lir’ Orfeo (« Orphée n’a pas joué avec sa lyre avec tant de douceur, quand il attirait à lui les bêtes sauvages, les oiseaux et les bois… ».)
L’étonnante modernité de cette palette n’est cependant pas l’oeuvre du contemporain de Pétrarque. Ses pièces, comme toutes les autres en son temps (à quelques rares exceptions près), apparaissent dans les manuscrits sous la forme d’un contrepoint à deux ou trois voix, sans autre indication. Chanteurs seuls ? Chanteurs et instruments ? Ces derniers en complément ou en doublures ? Dans le passage de l’écrit au sonore, les interprètes doivent combler la part d’inconnu inhérente à ces musiques d’un autre temps. L’historicité, dès lors, implique la créativité. Et la richesse esthétique d’une interprétation traduit une quête, utopique mais fertile, de vérité historique. L’oeuvre médiévale ne se dévoile qu’à ceux qui l’étudient de près et la replacent dans son époque, dans son contexte. Le savoir, loin d’être un carcan, peut au contraire galvaniser les musiciens, les pousser à employer leur énergie créatrice à ressusciter des répertoires jadis marqués par l’improvisation et l’oralité.
C’est en cela que La Fonte Musica excellait dès ses premiers disques. De vigoureux contrepoint qui enrichit l’estampie monodique Tre fontane à la finesse des choix d’effectif dans le suy navrés / Gnaff’a le guagnele d’Antonio Zacara da Teramo, de la douceur sensible des phrasés de Calextone de Solage à la déclamation théâtrale de Fenice fu’ de Jacopo da Bologna, l’ingéniosité expérimentale qu’ils déploient dans les œuvres du Trecento et de l’ars subtilior nous captive.
Si l’album peint un Moyen Age à la fois vivant et empreint d’une véracité qu’un siècle et demi de recherches a construite, il exprime avec une égale éloquence nos goûts contemporains. Les innombrables mystères des manuscrits médiévaux (effectifs, timbres vocaux, phrasés, tempo, diapason, musica ficta, ornementation, ajout de voix, prononciation…) amènent les musiciens à faire des choix esthétiques bien plus tranchés que pour une sonate de Brahms ou une symphonie de Roussel. Ce principe d’incertitude devrait fragiliser leurs propositions. C’est vrai des plus médiocres, de celles qui choisissent à demi, sans projet clair, sans vision. Le jeune collectif italien y trouve, au contraire, une force qui fait écho aux interprètes pionniers de la musique médiévale : des partis pris créatifs forts cristallisent leur désir puissant de porter aux oreilles du public ces manuscrits d’un autre temps, essayant de percer les secrets qu’ils renferment encore et renfermeront toujours.
Jacques Meegens, 100 albums classiques à connaître absolument, Diapason.