Trouvères et troubadours, les poètes musiciens

Manuscrit des chants de Beuern

Carmina Burana, Codex Buranus (Carmina Burana, vol. 1 – Philip Pickett, 1987)

01In Gedeonis area (CB 37) *****
02Homo, quo vigeas vide ! (CB 22)  ****
03Ecce torpet probitas (CB 3)  ****
04Nomen a solemnibus (CB 52)  *****
05 Planctus ante nescia (CB 14)  ****
06Michi confer, venditor (CB 16)  *****
07 Olim sudor Herculis (CB 63) *****
08Procurans odium (CB 12)   **** 
09Dulce solum (CB 119) *****
10Axe Phebus aureo (CB 71)  ****
11
Alte clamat Epicurus (CB 211)
 *****
12
Exiit diluculo (CB 90)
  ****
13 
Hiemali tempore (CB 203) 
  ****
14
 Tempus est iocundum (CB 179)
 *****

 

La science de la poésie (Sweet Is The Song – Catherine Bott, 1996)

01Reis glorios, verais lums e clartatzGuirault de Bornelh ****
02
Trop est mes maris jalos
Etienne de Meaux ****
03
Lanquan li Jorn son Lonc en May
Jaufré Rudel
*****
04
Desconfortez, plains d’ire et de pesance 
Gace Brulé ****
05 
Fine amours en esperance
Audefroy le Bastard
 ****
06
Can vei la lauzeta mover
Bernard de Ventadour*****
07
Bele Yolanz en ses chambres seoit 
Anonyme
*****
08
A chantar m’er de so qu’ieu non volria 
Beatritz, comtesse de Die ****
09
Deus est aussi comme li pellicans
Thibaut de Champagne, roi de Navarre
 ****
10
Onques n’amai tant que jou fui amee
Richard de Fournival ****
11
S’ie-us quer conselh, bell’ami’ Alamanda
Guirault de Bornelh
 ****
12
Fortz chausa es que tot lo major dan 
Gaucelm Faidit ****

 

Manuscrit des chants de Beuern

 

Carmina Burana, Codex Buranus (Carmina Burana, vol. 1 – Philip Pickett, 1987)

 

            Découvert dans la bibliothèque de l’abbaye de Benediktbeuern en 1803, ce célèbre manuscrit contient plus de deux cent cinquante poèmes lyriques et chansons, datant de la fin du XIe siècle au début du XIIIe siècle. Le linguiste allemand Johann Andreas Schmeller lui donne le nom de Carmina Burana pour sa première édition en 1847, une version incomplète. Le manuscrit original est conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich.

            Le recueil, élaboré entre 1230 et 1250 par deux copistes, demeure pour une large part anonyme. Les historiens établissent néanmoins des parallèles stylistiques avec les poètes du temps. Certaines pièces reprennent des vers d’auteurs antiques (Ovide, Horace, Juvénal, Ausone). Le recours à la langue latine prouve que les auteurs sont des « goliards », ces clercs itinérants issus des universités d’Europe spécialisés dan l’art du poème satirique, blâmant les contradictions de l’Église et la chevalerie déclinante. In Gedeonis area (CB 37) propose ainsi une virulente attaque contre les « inférieurs laïcs » et raconte les désordres du monastère de Grandmont près de Limoges. Planctus ante nescia (CB 14), attribué à Godefroy de Breteuil, sous-prieur de l’abbaye de Saint-Victor à Paris, constitue une vibrante lamentation. Certain poèmes sont attribués à l’Archipoeta (« prince des poètes ») dont nous ignorons le nom. Pierre de Blois, au service d’Henri II et Aliénor d’Aquitaine, serait l’auteur de Olim sudor Herculis (CB 63). Gautier de Châtillon, chantre des poèmes héroïques, a probablement composé Ecce torpet probita (CB 3). L’ombre de Philippe de Grève, dit « le Chancelier » par sa fonction à Notre-Dame, plane sur ce recueil. Hugues d’Orléans, dit « Primat », l’un des poètes latins les plus connus du XIIe siècle pour ses satires acerbes, semble aussi avoir imprimé sa marque.

            Ces poèmes se divisent en quatre groupes distincts, révélant une très grande diversité de ton et de forme : les poèmes satiriques et moraux, les poèmes d’amour, les chansons à boire, et les drames religieux. Des neumes (signes de notation musicale médiévale) surmontent les vers mais seule la ligne vocale (montée et descente) est représentée. Les thèmes de prédilection sont l’exaltation de l’amour et du printemps, le carpe diem cher à la culture antique, la glorification du jeu et la satire du clergé corrompu. Le plurilinguisme qui caractérise le Codex Buranus s’explique en partie par la grande mobilité des clercs au Moyen Âge. Au latin se mêlent les langues vulgaires romanes (vieux français, provençal ou italien) ou germaniques (moyen haut-allemand). Les strophes en moyen haut-allemand sont souvent l’oeuvre d’un Minnesänger célèbre en son temps : Otto von Botenlauben, chevalier croisé parti libérer la Terre Sainte, Reinmar de Haguenau. Walther von der Vogelweide a certainement composé Alte clamat Epicurus (CB 2211). Sur une mélodie d’un chant de Palestine, il rend hommage à la gloutonnerie et à la boisson, usant d’un humoir trivial.

 

 

La science de la poésie (Sweet Is The Song – Catherine Bott, 1996)

 

01Reis glorios, verais lums e clartatzGuirault de Bornelh ****

            Grâce à son talent de compositeur, certaines mélodies de Guirault de Bornelh sont passées à la postérité, tel le début du Reis glorios aux accents liturgiques si manifestes qui contrastent avec le thème de la « chanson d’aube ».

02Trop est mes maris jalosEtienne de Meaux ****

             Typique du genre de la « chanson de mal-mariée » le poète met ici en scène, avec truculence, des jeunes filles qui aspirent à cocufier leurs vieux maris jaloux.

03Lanquan li Jorn son Lonc en MayJaufré Rudel*****

           L’auteur qui, selon la légende, se serait épris de la princesse de Tripoli sans l’avoir rencontrée, et se serait croisé pour mourir dans ses bras, expose ici le thème de l’amour de loin (amor de lonh), prenant soin de faire apparaître le mot lonh à chaque strophe en lui adjoignant une rime mélodique.

04Desconfortez, plains d’ire et de pesance Gace Brulé ****

        Chevalier et trouvère champenois du XIIe siècle, Gace Brulé chante le désespoir du poète et les jaloux qui l’entourent.

05 Fine amours en esperanceAudefroy le Bastard ****

             Le poète, sans doute contemporain de Quesnes de Béthunes, est l’un des inventeurs de la romance chantée. Il explore la délicatesse des sentiments sans occulter la barbarie de son époque avec une variété de ton qu’on ne retrouve pas dans ses chansons, exaltation du lyrisme amoureux.

06Can vei la lauzeta moverBernard de Ventadour*****

             Cette élégie est une œuvre originale d’une grande puissance émotionnelle dans laquelle l’amour courtois est la force motrice et qui illustre à la perfection l’art complexe des troubadours.

            Les troubadours sont des érudits issus d’une élit ou qui aspirent à s’élever, comme Bernard de Ventadour, au service d’Aliénor d’Aquitaine, anobli pour l’excellence de ses chants. Sur les quarante-cinq poèmes qu’on attribue à Bernard de Ventadour, fait exceptionnel : dix-huit sont parvenus avec leur mélodie intacte. On retrouve ainsi Can vei la lauzeta mover dans plusieurs manuscrits avec des variantes comme dans le célèbre Chansonnier du Roi. Le chant s’inscrit dans un mode mineur, propice au lamento, à la déploration amoureuse. La mélodie vocale n’est indiquée que pour la première strophe et on suppose donc qu’elle soit répétée pour la suite du poème. La lecture de l’ancien provençal pose aussi des difficultés, malgré sa proximité linguistique avec le français ou l’espagnol. Au Moyen Âge, l’orthographe n’est pas encore fixée et peut varier d’un texte à l’autre, ce qui modifie la prononciation des graphèmes.

            Les mélodies des troubadours sont modales, c’est à dire qu’elles sont basées sur les modes grecs qui régissent la musique depuis l’Antiquité. Ainsi, le chant grégorien, monodique et purement vocal, a certainement influencé leur art. Bernard de Ventadour a très bien pu s’inspirer de la mélodie d’un chant grégorien en lui joignant des paroles profanes. Nous ne pouvons que supposer l’accompagnement instrumental car la partition ne comporte aucune indication. Vièle, harpe et tambourin sont connus des troubadours mais les utilisaient-ils dans ce contexte ? Rien ne permet de l’affirmer. L’enregistrement dont il est question ici donne une restitution uniquement vocale de ce chant pour laisser la primauté au texte, sans dénaturer l’oeuvre. Dans son ouvrage La musique au Moyen Âge, Richard Hoppin écrit : « les mélodies des troubadours diffèrent à peine du chant grégorien en général par leur tessiture, leurs tournures mélodiques, leurs successions mélodiques et leurs formules cadentielles », d’ailleurs dans les deux types de chant, le style est syllabique « avec des figures ornementales occasionnelles de deux à quatre ou cinq notes ». La syllabe constitue donc l’unité de base sur laquelle se construit l’édifice musical. Le poète s’impose un cadre très strict : sept strophes plus un envoi (moitié de strophe), précisément soixante-quatre syllabes par strophe, et une formule de rimes basée sur quatre sonorités. Les modulations interviennent, au gré de l’interprète, pour maintenir l’attention de l’auditeur.

            L’amour courtois imprègne toute la chanson et le registre lyrique se déploie à travers le champ lexical de l’amour. Le texte montre une évolution constante et chaque nouvelle strophe se dote de nouvelles figures de rhétorique. La dame est d’abord l’objet d’une véritable contemplation. L’image de l’alouette, dans la première strophe, renvoie à la recherche de l’extase amoureuse : Can vei la lauzeta mover / De joi sas alas contra’l rai / Que s’oblid’ e’s laissa chazer / Per la doussor c’al cor li vai (« Quand je vois l’alouette / agiter de joie ses ailes face aux rayons / s’oublier et se laisser choir / dans la douceur qui au coeur lui vient »). La seconde strophe révèle la plainte amoureuse du poète qui exprime son inexpérience et sa perte de contrôle face à un amour malheureux et illusoire qui le dépasse, « Hélas ! Je croyais tant savoir d’amour et combien peu j’en sais ». Dans la troisième strophe, le poète compare la dame à un miroir, faisant référence à l’histoire de Narcisse qui, tombé amoureux de son propre reflet, meurt d’un désir qu’il ne peut assouvir. Face à cet amour impossible et destructeur, il proclame sa haine envers toutes les femmes avant de renoncer à son art.

07Bele Yolanz en ses chambres seoit Anonyme*****

            Cette « chanson de toile », genre littéraire du Moyen Âge appelé aussi « chanson d’histoire » met en scène le motif très populaire de la dame qui attend en effectuant ses travaux, généralement de couture, le retour de son amant.

08A chantar m’er de so qu’ieu non volria Beatritz, comtesse de Die ****

           Il s’agit de la seule chanson composée par une trobairitz qui nous soit parvenue avec sa mélodie. La poétesse est l’épouse de Guillaume de Poitiers mais c’est pour le troubadour Raimbaud d’Orange que son coeur vibre. Rien ne la distingue des chansons de ses homologues masculins, mais le texte du poème qui chante son amour désespéré est splendide.

09Deus est aussi comme li pellicansThibaut de Champagne, roi de Navarre ****

            A la manière des « goliards » ces moines itinérants qui fustigent l’hypocrisie des religieux, le roi-poète s’essaie à l’exercice, comparant le Tout-Puissant au pélican dont les enfants sont attaqués par « l’oiseau mauvais qui vient d’en bas ».

10Onques n’amai tant que jou fui ameeRichard de Fournival ****

            Médecin, alchimiste et poète, il est surtout connu pour son Bestiaire d’Amour, une œuvre en prose, écrite au XIIIe siècle, dans laquelle il exhorte les dames à aimer. A travers les figures animales, la dame et l’amant sincère se dessinent.

11S’ie-us quer conselh, bell’ami’ AlamandaGuirault de Bornelh ****

             Dans la seconde œuvre proposée, le poète met en scène un jeu parti en occitan sur le thème de l’amour.

12Fortz chausa es que tot lo major dan Gaucelm Faidit ****

          Dans la tradition des lamentations funèbres, le poète originaire du Limousin, pleure à travers ce genre médiéval du planh, la mort du grand Richard Coeur de Lion.