John Browne : Music From The Eton Choirbook

John Browne : Music From The Eton Choirbook (4,8/5)

 

 

            Si la musique qui environnait John Browne ne s’était pas autant perdue avec le temps, le style de ce compositeur nous paraîtrait peut-être moins extraordinaire aujourd’hui. Les choses étant ce qu’elles sont, son écriture est extrême à bien des égards, manifestement sans équivalent en Angleterre ou à l’étranger. Comparé à l’exubérant William Cornysh, Browne est subtil, presque mystique, malgré ses textures colossales ; à côté de lui, Robert Fayrfax et Nicholas Ludford semblent prosaïques. Là où Jacob Obrecht marqua l’histoire de la composition avec son glorieux Salve regina à six parties, Browne, lui, écrivit un O Maria salvatoris à huit parties, poussant Robert Wylkynson, soucieux de le battre, à produire son Salve à neuf voix.

            Tout semble indiquer que Browne entreprit juste de rendre plus expressives les notions de composition héritées du passé : l’harmonie, la mélodie et la sonorité, cette dernière étant l’élément qui frappera avec le plus de force à l’auditeur moderne, dans les textures à huit voix d’O Maria salvatoris, mais aussi dans la manière dont chaque pièce de ce disque s’adresse à un effectif différent. Si O Maria salvatoris (TrMAATTBB) peut sembler remarquable, Stabat iuxta (TTTTBB) et O regina mundi clara (ATTTBarB) le sont tout autant, à leur manière, sans parler du Stabat mater (TrMAATB) et du Salve regina I (TrMATB), plus « normaux ». Chacune de ces pièces est un univers sonore en soi, où Browne peut déployer son incomparable appréhension de la mélodie tenue. Autre extrême, la longueur absolue des lignes offre à Browne d’exceptionnelles occasions de contours, d’arabesques et d’ornements gracieux – jamais lignes vocales n’ont été si séduisantes -, le tout sous-tendu, comme chez tous les compositeurs de mélodie tenue, par un usage entièrement maîtrisé de l’harmonie, relativement simple comparé à ce que feront, plus tard, d’autres compositeurs doués de ce talent, mais qui va toujours aux mélodies comme un gant, qu’il s’agisse de façonner les cadences ou de rehausser l’atmosphère par une inflexion chromatique, les chromatismes constituant, d’ailleurs, le troisième extrême.

            L’ensemble de la musique de ce disque figure uniquement dans les folios anciens de l’Eton Choirbook (env.1490 – 1500). Selon l’index, cet ouvrage comptait à l’origine dix œuvres de Browne de plus : cinq sont complètement perdues, deux sont incomplètes et trois étaient trop substantielles pour pouvoir figurer sur ce disque. Les cinq enregistrées ici sont toutes, globalement, de même longueur, avec une scission en deux moitiés clairement définies (la première ternaire, la seconde binaire), toujours architecturées à l’identique : chaque moitié se construit lentement jusqu’à sa cadence finale, via des sections à voix réduites, pour aboutir au choeur entier à pleine gorge – même le doux Stabat mater ne déroge pas à cette règle. Dans le Salve regina, par exemple, Browne prend soin de véhiculer la nature pensive du texte sur presque toute la longueur, mais donne finalement pleine puissance à l’ultime « Salve », élaboré en trente-cinq mesures de mélisme, sur une quinte à vide de type trompette (dernier accord).

            Durant des années, le Salve regina et le Stabat mater ont maintenu la réputation de compositeur de Browne. Tous deux fort expressifs – même si maints commentateurs tiennent le Stabat Mater pour le chef-d’oeuvre suprême de l’époque – ils opposent une écriture dramatique à des passages contemplatifs, dans un univers émotionnel de contrastes que l’on croyait né avec Monteverdi. Jamais une œuvre de Palestrina n’atteignit à pareille envergure. Le drame point au mot « Crucifige », sur lequel Browne insiste avant de retrouver l’introspection pour « O quam gravis » (« O Combien pénible »). Ce quatuor, à un moment aussi sensible du texte, est l’un des exemples les plus parfaits de l’art de Browne : à cinquante mesures de longueur, ses mélodies sont capables de se dérouler comme si le temps s’était arrêté, un effet qu’exacerbent les lents triolets.

            Mais le Stabat iuxta est peut-être l’oeuvre qui résume le plus parfaitement Browne. Il présente une distribution (TTTTBB) qui, tout en ayant freiné son interprétation, demeure à l’origine de son formidable impact. Avec six voix opérant sur moins de deux octaves, les occasions d’accords denses, presque en clusters, sont incomparables. Les manuels du bon usage polyphoniques n’encouragent pas l’utilisation de tierces graves dans un espace en accords, mais avec une telle distribution, Browne ne pouvait tout simplement pas les éviter, et ils sont saisissants. La densité de la sonorité engendre d’autres plaisirs, telles les fausses relations et d’autres dissonances qui caractérisent l’essentiel de l’oeuvre pour culminer dans les dernières mesures. John Caldwell n’exagère pas lorsqu’il écrit dans le Dictionary de Grove : « Dans l’avant-dernière mesure, une forme particulièrement dure de fausse relation entre les première, troisième et quatrième voix est notée de manière tout à fait explicite et appuyée avec une insistance des plus inhabituelles pour l’époque. » Ce qui ne fait que s’ajouter à la puissance des mélodies mêmes.

            O regina mundi clara produit un effet très proche de Stabat iuxta, avec une sonorité légèrement ajustée par l’ajout d’une voix d’alto à l’éventail des voix inférieures, sans que l’intensité de l’écriture faiblisse pour autant. Le coup de grâce est, de nouveau, porté à l’accord final par l’adjonction d’une note chromatique (fa dièse), guère entendue auparavant – peut-être vaudrait-il mieux parler, d’ailleurs, de coup de théâtre.

            Terminons cet enregistrement avec la plus imposante de toutes les antiennes – O Maria salvatoris -, tenue pour si remarquable du vivant même de Browne qu’elle eut l’honneur d’ouvrir l’Eton Choirbook. Premier cas de polyphonie à huit voix, cette œuvre dut être, dans une certaine mesure, expérimentale, même si c’est en vain que l’on guette le moindre signe d’immaturité. Généralement, les sections à huit voix sont plus courtes que celles dévolues à toutes les voix entendues sur ce disque, mais il suffit d’écouter la phrase d’ouverture, mettant juste en musique les mots « O Maria », pour ressentir la fluidité de l’énonciation. Les merveilles contenues dans ces premières mesures campent le paysage émotionnel d’une musique à même de rivaliser avec n’importe quelle œuvre européenne de l’époque.

                                                                                                          Peter Phillips, carton original CD.

01 Salve regina I John Browne *****

Salve regina, mater misericordiae ;                                                             Salut ô reine, mère de miséricorde ;

vita, dulcedo, et spes nostra, salve.                                                            Notre vie, notre douceur et notre espoir, salut.

Ad te clamamus exsules filli Evae ;                                                             Vers toi nous crions, fils d’Eve en exil ;

Ad te suspiramus, gementes et flentes                                                      Vers toi nous soupirons, gémissant

in hac lacrimarum valle.                                                                              Et pleurant dans cette vallée de larmes.

Eia ergo, advocata nostra, illos tuos                                                            Ah ! Toi qui es notre soutien, tourne

misericordes oculos ad nos converte.                                                        Donc vers nous tes yeux miséricordieux.

Et Iesum, benedictum fructum ventris tui,                                                  Et montre-nous, au bout de cet exil,

noblis post hoc exsilium ostende.                                                              Jésus, le fruit de tes entrailles.

Virgo mater ecclesiae,                                                                               Vierge mère de l’Église,

aeterna porta gloriae,                                                                                 éternelle porte de gloire, sois pour nous

esto nobis refugium apud patrem et filium.                                                  Un asile auprès du Père et du Fils.

O clemens, virgo clemens,                                                                           O toi la clémence même, vierge clémente,

virgo pia, virgo dulcis, o Maria,                                                                    vierge pieuse, vierge douce, ô Marie,

exaudi preces omnium                                                                                 exauce les prières de tous ceux

ad te pie clamantium.                                                                                   Qui clament leur piété vers toi,

O pia, funde preces tuo nato,                                                                   Ô pieuse, intercède par tes prières auprès de

crucifixo, vulnerato, et pro nobis flagellato,                                                  ton fils qui a été crucifié, blessé, et flagellé

spinis puncto, felle potato.                                                                           Pour nous, percé d’épines et contraint à

O dulcis Maria, salve.                                                                                   Boire du fiel. Ô douce Marie, salut.

02  Stabat iuxta John  Browne *****

Stabat iuxta Christi crucem                                                                                           Debout, près de la croix du Christ,

Videns pati veram lucem                                                                                               voyant souffrir la vraie lumière,

Mater regis omnium.                                                                                               Se tenait la mère du roi de toute chose.

Vidit caput coronatum,                                                                                                   Elle le vit, la tête couronnée,

Spinis, latus perforatum,                                                                                                d’épines, le flanc transpercé.

Vidit mori filium.                                                                                                              Elle vit son fils mourir.

Vidit corpus flagellari,                                                                                                     Elle le vit, le corps flagellé,

Manus, pedes perforari,                                                                                                les mains, les pieds transpercés,

Mitis a crudelibus.                                                                                                          Lui, cet être doux, par des hommes cruels.

Vidit caput inclinatum,                                                                                                    Elle le vit, la tête fléchie,

Totum corpus cruentatum                                                                                            tout le corps ensanglanté,

Pastoris pro ovibus.                                                                                                       Lui, le pâtre pour ses moutons.

In dolore tunc fuisti,                                                                                                        Tu fus alors dans la douleur,

Virgo pia, cum vidisti                                                                                                       bienveillante vierge, lorsque tu vis

Mori tuum filium.                                                                                                              Mourir ton fils.

Dolor ingens, dolor ille                                                                                               Ce fut une douleur immense, cette douleur

Dicunt sancti plus quam mille                                                                                  qui, nous disent les saints innombrables,

Praecellit martyrium.                                                                                                      Surpasse le martyre.

Virgo mitis, virgo pia,                                                                                                      Douce vierge, bienveillante vierge,

Spes reorum, vitis via,                                                                                                     espérance de chacun, voie du vin,

Virgo plena gratia,                                                                                                          vierge pleine de grâce,

Iube natum et implora                                                                                                    demande à ton enfant, implore-le

Servis tuis sine mora                                                                                                     de nous accorder dès à présent la joie,

Nobis donet gaudia.                                                                                                        À nous qui sommes tes servants.

03  Stabat Mater John Browne *****

Stabet mater dolorosa                                                                                                    La mère se tenait debout, dolente,

Iuxta crucem lacrimosa                                                                                                  près de la croix, pleurante,

Dum pendebat filius                                                                                                        alors que son Fils était pendu.

Cuius animam gementem,                                                                                             Son âme éplorée,

Contristantem et dolentem,                                                                                          contristée et éprouvée,

Pertransivit gladius.                                                                                                        Le glaive l’a transpercée.

O quam tristis et afflicta                                                                                                Ô combien triste et affligée

Fuit illa benedicta                                                                                                         fut cette bénie

Mater unigeniti ;                                                                                                             mère du fils unique ;

Quae moerebat et dolebat                                                                                             Comme elle s’attrista, comme elle souffrit,

Dum videbat et gerebat                                                                                                 lorsqu’elle vit et éprouva

Poenas nati incliti.                                                                                                          Les tourments de son glorieux fils.

Quis est homo qui non fleret                                                                                        Qui ne verserait de larmes

Matrem Christi si videret                                                                                             à voir la mère du Christ

In tanto supplicio ?                                                                                                       En un si grand supplice ?

Quis non potest contristari                                                                                           Qui ne saurait être contristée

Piam matrem contemplari                                                                                            à contempler la mère

Dolentem cum filio ?                                                                                                    Souffrant avec son Fils ?

Eia mater, fons amoris,                                                                                                   Alors mère, source d’amour,

Me sentire vim doloris                                                                                                   fais-moi ressentir la force de ta douleur,

Fac, ut tecum lugeam.                                                                                                    Que je me lamente avec toi.

Fac ut ardeat cor meum                                                                                                 Fais que mon coeur s’embrase

In amando Christum Deum                                                                                           de l’amour pour le Christ Dieu,

Ut sibi complaceam.                                                                                                      Que je lui sois doux en même temps.

Stabat mater, rubens rosa,                                                                                             La mère se tenait debout, rose rouge,

Iuxta crucem lacrimosa,                                                                                                 près de la croix, pleurante,

Videns ferre criminosa                                                                                                    le voyant, accusé tel un criminel,

Nullum reum crimine.                                                                                                    Lui qui n’avait commis nul crime.

Et dum stetit generosa                                                                                                   Et, tandis qu’elle se tenait debout,

Iuxta crucem lacrimosa,                                                                                                 près de la croix, pleurante,

Plebs tunc canit clamorosa :                                                                                         le bas peuple s’exclama, criard :

« Crucifige, crucifige »                                                                                                    « Crucifiez-le, crucifiez-le. »

O quam gravis illa poena                                                                                               Ô combien pénible fut son tourment,

Tibi, virgo poena plena,                                                                                                  vierge pleine de douleurs,

Commemorans  praeamoena                                                                                       rappelant les joies passées,

Iam versa in maestitiam.                                                                                               Désormais muées en affliction.

Color erat non inventus                                                                                                  L’on ne vit  nulle couleur

In te, mater, dum detentus                                                                                           en toi, mère, lorsque, arrêté,

Stabat natus, sic contentus                                                                                           ton Fils se tint debout, satisfait

Ad debellandum Sathanam.                                                                                         d’avoir triomphé de Satan.

Per haec, nata praemata,                                                                                              Alors, fille aimante entre toutes,

Natum tuum, qui peccata                                                                                             prie doucement ton fils, qui enlève

Delet cuncta perpetrata                                                                                                tous les péchés

Deprecare dulciflue ;                                                                                                      que nous avions commis.

Ut, nostra tergens ingrata,                                                                                            Pour que, après avoir expié notre offense,

In nobis plantet firme grata,                                                                                       il nous établisse fermement en ta grâce,

Per quem dando praelibata                                                                                       et fasse que nous goûtions ses promesses

Praestet aeterna requie. Amen.                                                                                  Dans le repos éternel. Amen.

04 O regina mundi clara John Browne  ****

O regina mundi clara,                                                                                                     O radieuse reine du monde,

Thronus Dei, caeli scala,                                                                                                 trône de Dieu, escalier du ciel,

Ianua paradisi,                                                                                                                 porte du paradis,

Audi preces servulorum,                                                                                                entends les prières de tes servants,

Luctus atque miserorum,                                                                                              et ne dédaigne pas l’affliction

Videas ne despici.                                                                                                          De ceux qui sont dans la détresse.

Inferantur, quaeso, vota ;                                                                                              De grâce, soutiens nos prières ;

Salvatori per te nota                                                                                                       sois le vecteur auprès du sauveur

Nostra sint suspiria.                                                                                                        De nos soupirs.

Solvas, oro, compeditos ;                                                                                               Affranchis ceux qui sont entravés, je t’en prie ;

Laxa malis expeditos                                                                                                       libère du mal ceux qui sont dispos,

Omniumque vitia.                                                                                                             Et délie les péchés de tous.

Per te vepres succidantur ;                                                                                          Que soient fauchés à travers toi les buissons épineux ;

Ornamenta praebeantur ;                                                                                             que soient offertes les richesses ;

Virtutum crescant flores,                                                                                                que s’épanouissent les fleurs de la vertu.

Gemma caeli, fac placatum                                                                                           Gemme du ciel, place à notre côté

Redemptorem ex te natum,                                                                                          le rédempteur né de toi,

Ne videat errores.                                                                                                          qu’il ne voie pas nos erreurs.

Scimus, omnes in peccatis,                                                                                             Nous savons, nous tous qui avons sombré

Nutu quodam te beatis                                                                                                 dans le péché, que, sur un simple signe,

Consortes nos facere                                                                                                      tu peux nous appeler aux côtés des bienheureux,

Cum sit ex te incarnatus                                                                                                 car à travers toi s’est fait chair

Quem, si ores, hic reatus                                                                                                un être qui, si nous l’en prions,

Diluet citissime.                                                                                                               Effacera bien vite nos actes coupables.

Nunquam cessa, sed exora                                                                                            Ne tarde pas, exhorte plutôt ton enfant,

Natum, ergo cum sit hora                                                                                              une fois l’heure venue

Diei miseriae,                                                                                                                   de ce jour de tristesse,

Ne sinat in exsilium                                                                                                         à ne pas nous livrer à l’exil,

Nos mitti, sed per filium                                                                                                   mais à ce que, à travers lui, ton fils,

Vivamus laetissime. Amen.                                                                                             Nous vivions dans la plus grande joie. Amen.

05  O Maria salvatoris John Browne *****

O Maria salvatoris                                                                                                       Ô Marie, mère du sauveur,

Mater, fragrans flor pudoris,                                                                                         flagrante fleur de pudeur,

Superans nascentia.                                                                                                     Qui surpasse tout être vivant.

Parit illa mater fructum,                                                                                                 Elle fut la mère qui porta le fruit

Qui iam nostrum tulit luctum                                                                                         qui enleva

Cunctaque peccamina.                                                                                                 Notre douleur et notre péché.

Parit Christum virgo manens ;                                                                                    Elle porta le Christ tout en demeurant vierge ;

Quisnam negat ? Numquid parens                                                                                  qui peut le nier ? Ne lisons-nous pas que

Virga Aaron legitur                                                                                                                Aaron le père fit surgir

Frondes, flores produxisse ?                                                                                         Des feuilles et des fleurs sur son bâton ?

Deum ita potuisse                                                                                                              La même chose peut être affirmée

Filium asseritur.                                                                                                                    Pour Dieu et son fils.

Ex hac matre sic intacta                                                                                                 De cette mère ainsi vierge,

Gignit eum quo est facta                                                                                                 il fit surgir le créateur

Cunctaque viventia.                                                                                                        De toutes choses vivantes.

Illam ergo recolamus,                                                                                                     Rappelons-nous donc celle

Cuius fructum sic amamus ;                                                                                          dont nous aimons tant le fruit,

Colant et caelestia.                                                                                                        Et laissons l’armée céleste l’adorer.

Quisnam vivit hoc in mundo,                                                                                        Est-il quelqu’un vivant en ce monde,

Cum sit captus iniucundo                                                                                              saisi par une dure

Morbo vel tristitia,                                                                                                         maladie ou la tristesse,

Quin, si oret istam matrem,                                                                                          pour qui, s’il la prie,

Intercedat ut ad patrem                                                                                             cette mère n’intercédera pas auprès du père

Caelesti in patria ?                                                                                                      Dans sa demeure céleste ?

Exstat mater tum parata                                                                                               Ainsi se tient la mère prête à

Nos iuvare. En ! Quam grata                                                                                         nous venir en aide, voilà avec quelle grâce

Adest semper Maria.                                                                                                       Marie se tient pour toujours à nos côtés.

Rogamus et Frideswidam,                                                                                              Et nous sollicitons Frideswide,

Magdalenam, Catharinam                                                                                             Marie Madeleine et Catherine,

Doctam philosophia.                                                                                                       Doctes philosophes.

Theologia disputans,                                                                                                       Voilà Catherine,

Gentes cunctas superans,                                                                                              qui débat de la théologie,

Cum sit haec Catharina.                                                                                                 Surpassant toutes les nations.

His iam sanctis iubilemus                                                                                             Crions à ces saintes dans la joie, avec notre

Voce, corde decantemus                                                                                                coeur et notre voix, renouvelons notre

Hac nostra melodia.                                                                                                        Cantique en ceci, notre mélodie.

 

            Le Stabat Mater de John Browne (v. 1450-1498) est un bijou de la musique polyphonique anglaise de la période Tudor. On ne sait toutefois pas grand-chose du compositeur. Il semble qu’il ait eu des liens avec l’université d’Oxford. Il est cependant clair que le talent de Browne était reconnu par ses contemporains, dont certains membres de la famille royale – son Stabat juxta Christi crucem fut joué pour célébrer le passage à l’âge adulte du prince Arthur, alors sur le point de voler de ses propres ailes comme prince de Galles.

            Seules treize œuvres de Browne nous sont parvenue dans leur intégralité, dont dix (y compris le Stabat Mater) qui appartiennent au livre de chœur d’Eton, la plus importante des sources manuscrites de musique liturgique de la période Tudor. Le texte latin du Stabat Mater décrit l’angoisse de Marie face à Jésus sur la Croix. La mise en musique de John Browne fait le portrait de  la Vierge dans un style retenu et introspectif. Les phrases se concluent cependant souvent par des effets d’harmonie inattendus, peut-être pour refléter l’aspect tour à tour lumineux et sombre de ce moment changeant et rédempteur. L’œuvre parvient à dépeindre les étapes du drame qui atteint son apogée lorsque le foule s’écrie : Crucifige (« crucifiez-le »).

            Tous ces aspects du Stabat Mater sont explorés de façon saisissante dans cet enregistrement. L’approche des Tallis Scholars est expressive mais jamais trop sentimentale, et leur tempo intelligent offre un aperçu du drame tout en permettant la réflexion.

                                    Naomi Matsumoto, Les 1001 œuvres classiques qu’il faut voir écoutées dans sa vie.

 

            Les compositions familières de la Renaissance du XVIe siècle ont tendance à se dérouler en sections claires correspondant à des unités de texte : la poésie d’un madrigal anglais, les lignes d’un motet marial de Josquin sont reflétées par des clauses musicales de forme distincte, marquées par une série d’entrées de voix imitatives ou par un autre dispositif. Ce mariage de la musique et du texte fait partie des héritages de la Renaissance qui façonnent encore notre pensée aujourd’hui. La musique de la fin du XVe siècle, cependant, est une autre histoire, dont un chapitre représentatif est fourni par un manuscrit anglais connu sous le nom de Eton Choirbook (livre de chœur d’Eton). La musique qui y est recueillie présente souvent un flux dense et ininterrompu de polyphonie chorale sans accompagnement, susceptible de plaire aux amateurs de son pur – à ceux qui se délectent des textures superficielles de la musique. John Browne, actif vers 1490, est un exemple frappant de ce style : Le directeur du Tallis Scholars, Peter Phillips, dans ses notes d’accompagnement de John Browne : Music from the Eton Choirbook, qualifie à juste titre sa musique d' »extrême ».

            Il s’agit là d’un terme étrange à associer aux textures homogènes et à l’atmosphère fondamentalement placide de la musique religieuse de la Renaissance. Mais Phillips fait un bon travail, tant sur le plan musical que dans ses notes, pour vous faire comprendre ce répertoire et l’extrémisme des compositions de Browne en particulier. On y trouve cinq très grands motets adressés à la Vierge Marie : tous durent bien plus de dix minutes, et chacun progresse par vagues géantes vers une cadence médiane et un grand final. Vous avez peut-être lu que la texture à quatre voix soprano-alto-ténor-basse de la musique chorale est devenue la norme au début de la Renaissance. Ce n’était pas le cas pour Browne. Ces pièces sont pour cinq à huit voix, avec des bizarreries telles que les forces basses TTTTBB du Stabat iuxta et le O Maria salvatoris à huit voix, qui était reconnu comme exceptionnel à l’époque de Browne. La sonorité est riche et parfois un peu écrasante, intentionnellement d’ailleurs. L’expression du texte ne se fait pas par l’adéquation structurelle de la musique et du texte, mais par l’accent mis sur certains mots et certaines images. Voyez l’époustouflant point culminant de la première partie du Stabat mater aux mots « Plebs tunc canit clamorosa » (Les foules ont crié fort), suivi de « Crucifige, crucifige » (Crucifiez-le, crucifiez-le) au début de la seconde partie. Il s’agit d’une représentation impressionnante, presque sauvage, de Marie en pleurs et de la crucifixion – encore une fois, le mot « sauvage » n’est pas courant dans les descriptions musicales de la Renaissance, mais concentrez-vous sur les textes pendant que vous écoutez cette pièce, et vous conviendrez peut-être qu’il est approprié dans le cas présent.
Les Tallis Scholars se sont bien débrouillés avec ce répertoire assez obscur, en adaptant le son pur et soyeux appliqué à la musique de la fin du XVIe siècle dans le sens d’une plus grande puissance, sans pour autant perdre la précision de l’intonation. Ils font résonner les chevrons en bois de l’église médiévale Saint-Pierre et Saint-Paul de Norfolk, en Angleterre. Ce disque est vivement recommandé non seulement aux amateurs de musique de la Renaissance et de musique anglaise, mais aussi à tous ceux qui aiment la musique chorale sacrée profondément ressentie.

                                                                                                          ****/ James Manheim, All Music.