Roland de Lassus – Chansons & Moresche

Roland de Lassus – Chansons & Moresche (4,56/5)

 

 

            « Monseigneur : non pas cu’ré ni cul’ sans barbe, ni Guillaume de la Garbe, Con bien fou tu serois Orlando si tu pensois de penser au pensement que ton maistre et seigneur le prince Guillaume pense ; si tu pensois telle pensée, elle te seroit bien récompensée : mais où est allée ma pensée de penser à ce que je pense ? Le penser ne vaut la dépense, honni soit-il qui mal i pense… Tirons avant non pas derrière, entrons en une autre matière… » (lettre de Lassus au « très illustre et très excellent prince Guillaume… », 18 mai 1575).

            Cette lettre, parmi d’autres, le montre : il y a du bouffon chez Roland de Lassus, même s’il est capable aussi de mélancolie, comme il le montrera à la fin de sa vie, minée jusqu’au silence (de 1591 à 1593) par la dépression. L’artiste en saltimbanque : c’est bien le divin Orlande lui-même que l’on découvre, par exemple, dans les Dialoghi de Massimo Troiano, sous le masque de Pantalone, « Il Magnifico Venetiano ». Dans son récit des Fêtes du mariage de 1568 (entre Guillaume de Bavière et Renée de Lorraine), le musicien italien y décrit « une comédie improvisée à l’italienne » : « Le véritable virtuose Orlando Lasso joua si bien et avec un tel bonheur Il Magnifico le Vénitien, comme le fit aussi son Zanni, que leur jeu fit s’esclaffer de rire toute l’assemblée ».

            C’est à ce même Lassus que l’on doit un livre de Villanelle, Moresche et altre Canzoni, publié à Paris en 1581. Comme il le dit dans sa Préface, il s’agit d’œuvres composées dans sa jeunesse, qu’il estime à peine convenable de publier si tard alors qu’il a atteint un âge avancé. Ces œuvres légères, inspirées de la commedia dell’arte, s’ajoutent aux premières villanelles que le polyphoniste avait éditées à Anvers dès 1555. Une autre pièce, O Lucia miau, à 3 voix, était aussi parue à Venise en 1560 : même si Alfred Einstein en discute l’attribution à Lassus, elle représente en tout cas une véritable  morescha du folklore napolitain (sorte de caricature des chansons de nègres). C’est cet esprit de la morescha et de la mascherata que conservent les pièces de 1581, même si Lassus leur donne une facture sensiblement plus savante.

            La bouffonnerie de Lassus s’exerce aussi dans le jeu macaronique, comme dans nombre de ses lettres, dans cette chanson à boire (Lucescit jam / Nunc bibamus), où les quatre voix chantent alternativement en latin et en français, opposant en même temps les caractères musicaux. Cependant, pour le répertoire français, la lucidité du musicien se révèle en général dans le style rustique et épigrammatique, témoignage de son goût constant pour le jeu verbal. C’est bien dans la tradition parisienne d’un Janequin que Lassus s’inscrit, avec des chansons telles que En un chasteau (1570), Vignon, vignon, vignette, Mais qui pourroit (1584), Quand mon mari et Fuyons tous d’amour le jeu (1564).

            Ses séjours parisiens (en 1571, 1573 et 1574), où il est l’invité du Roi Charles IX, laissent manifestement quelques traces dans sa production : la « villanelle » en vers mesurés d’Anthoine de Baïf, Une puce (1576) atteste que Lassus s’est alors intéressé aux recherches humanistes de l’Académie de Poésie et de Musique, placée sous l’autorité royale. Une lettre de l’éditeur et luthiste Adrian Le Roy en fait foi : Charles IX s’intéresse alors au maître flamand, dans l’espoir évident de le retenir à Paris. « Je luy ay présenté vostre Jeune moine, qu’yl a tant agréable que merveille », y écrit  le luthiste, s’adressant à Lassus. Cette chanson rustique, sur une mélodique qu’on peut supposer populaire déjà traitée par Philippe de Vuildre, s’inscrit dans une tradition à la mode au début du XVIe siècle, restée très vivante chez les franco-flamands.

            Certaines parmi les chansons françaises, de facture relativement archaïsante (Las me faut-il, Ung triste cueur, 1560, O temps divers, 1559) manifestent aussi l’héritage de Crecquillon ou de Clemens non Papa. D’autres, en revanche, paraissent sensiblement italianisantes, comme ces deux pièces où Lassus met en musique Du Bellay, O foible esprit (1571) et surtout La nuict froide et sombre où la polyphonie se fait quasi picturale.

                                                             Jean-Pierre Ouvrard, carton original CD.

 

01 Las ! Me faut-il   Roland de Lassus   ****

Las ! Me faut il tant de mal supporter,

Sans que personne en ayt la connaissance,

Faisant semblant tousjours me contenter

Et si n’ay plus de mon bien esperance :

Ostez moy donc mon dieu la souvenance

De ce malheur auquel ne puis pourvoir

Ou me donnez si longue patience,

Qu’autre que vous ne le puisse sçauoir.

 

02  Quand mon mary vient de dehors Roland de Lassus  ****

Quand mon mary vient de dehors,

Ma rente est d’estre batue,

Il prend la cuillier du pot

A la teste il me la rue.

J’ay grand peur qu’il ne me tue,

C’est vn faux villain jaloux,

C’est vn villain rioteux grommeleux :

Je suis jeune & il est vieux.

 

03 Si du malheur Roland de Lassus   ****

Si du malheur vous aviez cognoissance,

Dont ma vie est à rude mort contrainte,

Verriez à l’oeil ma perdurable crainte

D’estre oublié par la trop longue absence :

Absent je meurs, & en vostre presence

Present avez de moy l’ame ravie,

Helas ! c’est bien par divine puissance

Mourir auprès, & loing perdre la vie.

 

04 Une puce j’ay dedans l’oreill’ helas ! Roland de Lassus *****

Une puce j’ay dedans l’oreill’ helas !

Qui de nuit & de jour me fretille & me mord

Et me faict devenir fou.

                Nul remède n’i puis donner,

                Je cours deça, je cours dela,

                Ote la moy, retire la moy, je t’en pri,

                O toute belle, secours moy.

Quand mes yeux je pence livrer au someil.

Elle vient me piquer, me démange, me poingt

Et me garde de dormir.

                Nul remède…

D’une vieille charmeresse aidé me suis,

Qui guérit tout le monde & de tout guérissant,

Ne ma sçeu me guerir moy :

                Nul remède…

Bien je sçay que seule peux guérir ce mal,

Je te pri de me voir de bon œil, et vouloir

Amolir ta cruauté :

                Nul remède…

 

05 La nuict froide & sombre Roland de Lassus   ****

La nuict froide & sombre

Couvrant d’obscure ombre

La terre & les cieux,

Aussi doux que miel,

Fait couler du ciel

Le sommeil aux yeux :

Puis le jour luisant

Au labeur duisant,

Sa lueur expose,

Et d’un teint divers,

Ce grand univers

Tapisse & compose.

 

06 Vignon, vignon, vignette,  Roland de Lassus *****

Vignon, vignon, vignette,

Qui te planta il fut preudom,

Il me semble avis que jalaitte,

Vignon, vignon, vignette,

Il me semble que jalaitte

Quand tu passes mon gorgeton.

Vignon, vignon, vignette,

Qui te planta il fut preudom.

 

07 Fuyons tous d’amour le jeu Roland de Lassus *****

Fuyons tous d’amour le jeu

Comme le feu,

Ayme qui voudra les femmes,

Serve qui voudra les dames,

Quand à moy, je n’en ay cure

N’y les procure.

Jamais on n’y gaigne rien,

Je le voy bien.

Fuyons tous d’amour le jeu

Comme le feu.

 

08 Un triste cœur  Roland de Lassus *****

Un triste coeur remply de fantaisie,

Comblé de dueil & de mélancolie

Entre-lardé de tresgriefve douleur

Ne cherche rien pour fuir mon malheur

Que désespoir pour tost finir sa vie.

 

09 Lucia, celu  Roland de Lassus *****

Lucia, celu, hai, hai, biscania                                                                                         « Lucia, ciel, ah, ah

Tambilililili gua, ciri, ciri cian.                                                                                        Tambilililili gua, ciri, ciri clan.

Non canusci Giorgia tua, Christophona tua ?                          Tu ne connais pas ton Giorgia, ton pauvre chanteur,

Se tu fare cariss’ a me,                                                                                                    Si tu es tendre avec moi

Et io far cariss’a te, gua gua,                                                                                         Et si je suis tendre avec toi, gua gua,

Se te voi scarpe de laura                                                                                                Si tu veux des chaussures dorées

Con chiavelle sommolata,                                                                                              A talons,

Et dobletta quadra cirifa                                                                                                Doublées de fin coton,

Con gonella de scuagliata,                                                                                             Et une robe à volants,

Giorgia tua port’à te                                                                                                       Ton Giorgia t’apporte

Ciambelotta verde, bruna,                                                                                             Une toile d’étain vert, brun,

Carmosina leonata,                                                                                                       Rouge carmin, fauve,

Et no fare de paternoglia                                                                                               Et ne jure pas,

Cosa canda come contessa,                                                                                          Car il te chante comme une comtesse,

Cod’alzata com’ a Madonna,                                                                                         Comme une grande dame,

Apri porta ! Giorgia tua                                                                                                  Ouvre la porte ! Ton Giorgia

Canta la magna !                                                                                                             Chante tes louanges,

Hai, Lucia mia,                                                                                                                 Ah ma Lucia,

Non canusci Giorgia tua                                                                                                 Tu ne connais pas ton Giorgia

Che te vole tando di bene,                                                                                             Qui t’aime tant,

Che non pote niente bedere,                                                                                        Et qui n’a rien à boire,

U, u, gricache, za za baraza,                                                                                          Hou, hou, capricieuse, za, za, baraza,

Tiri, tiri, gua gua                                                                                                               Tiri, tiri, gua gua. »

(Nigra quala burno, je vous quie au nez.                                                                  « Gueux de nègres, je vous ch… au nez.

Alabachi laudi barichigno).                                                                                            Louanges de pacotille.

Scaba canaza, vati con dio,                                                                                            Va au diable, chien galeux,

Non cene leche, per santa malina.                                                                              Il n’y a rien à lécher ici, mille diables! »

Zu zu bere, tiritiriegua gua,                                                                                           « Zu, zu, à boire, tiritirigua gua,

Hai Lucia mia !                                                                                                                Ah ma Lucia! »

Giorgia sporcata pisci’ a lo lieto !                                                                                « Ce porc de Giorgia pisse au lit ! »

dici, sudata pampona,                                                                                                     « Dis moi, suante drôlesse,

Fete come tonina,                                                                                                           Tu pues du c…! »

Burnognala, scaba canaza !                                                                                          « Ivrogne, chien galeux ! »

Ziche lizi, diridindina,                                                                                                       « Ziche lizi, diridindina,

Zocolo, che della burnoguala                                                                                        Quelle jolie gorge, tirili. »

Siamo burnoguala.                                                                                                         « Nous sommes des rustauds ivres,

Dindiri, dindiridina.                                                                                                         Dindiri, dindiridina. »

 

10 Chi chilichi ? Roland de Lassus *****

Chi chilichi ? Cucurucu !                                                                                               « Qui crie cocorico ? » – « Cocorico !

U, scontienta, u, beschina,                                                                                             O le malheureux, le misérable,

U, sprotunata, me Lucia !                                                                                              L’infortuné, c’est moi Lucia !

Non sienta Martina galla cantara ?                                                            N’entends-tu pas Martina le coq chanter ? »

Lassa canta possa clepare,                                                                                            « Ah, crève avec ta chanson,

Porca te, piscia sia cicata !                                                                                             Porc plein de m… !

Ja dormuta, tu sciata.                                                                                                     J’étais endormie et tu me réveilles !

Ba con dia, non bo piu per namolata.                                                                   Va au diable, tu n’es plus mon amoureux.

Tutta notte tu dormuta,                                                                                                 Tu as dormi toute la nuit,

Mai a me tu basciata.                                                                                                     Tu ne m’as pas embrassée une seule fois ! »

Cucurucu ! Cucurucu !                                                                                                    « Cocorico ! Cocorico ! »

Che papa la sagna,                                                                                                         « Si Papa l’apprenait,

Metter’ ucelli entr’a gaiola,                                                                                           Il mettrait les oiseaux en cage,

Cucurucu, cucurucu !                                                                                                      « Cocorico, cocorico ! »

Leva da loco, Piglia Zampogna,                                                                                    « File d’ici, prends ta cornemuse

Va sonando per chissa cantuna.                                                                                     Et va jouer pour une autre. »

Lirum, lirum… li.                                                                                                               « Lirum, lirum… li ».

(Sona se voi sonare.)                                                                                                       « (Joue puisque tu veux jouer.) »

Lassa, carumpa, canella,                                                                                                « Ah charogne, chien,

Lassa Martina, Lassa Lucia,                                                                                           Ah Martina, ah Lucia,

U, madonna, aticilum barbuni,                                                                                   Oh femme, à ton ciel, »

Sona, son’ o non gli dare,                                                                                              « Joue, joue ou ne lui donne rien, »

Lirum li, lirum li.                                                                                                               Lirum li, lirum li.

La mogliere del peconaro                                                                                              La femme du berger

Sette pecor’ a no danaro,                                                                                              A sept moutons et pas d’argent ;

Se ce fussa Caroso mio,                                                                                                  Si c’était mon amoureux,

Cinco pecor’a no carlino.                                                                                               Il y aurait cinq moutons et pas d’écus.

Anza la gamba, madonna Lucia,                                                                                 Lève-toi Lucia,

Stiendi la mano, piglia Zampogna,                                                                    Donne-moi la main, prends la cornemuse,

Santa no poco con mastro Martino !                                                                               Et danse donc avec maître Martino !

Lirum, lirum li…                                                                                                                Lirum, lirum li….

 

11   O Lucia  Roland de Lassus *****

O Lucia, miau, miau, tu nun gabbi chiu a me,               « O Lucia, miaou, miaou, ne joue pas plus longtemps avec moi

Sienta matunata !                                                                                                         Ecoute mon aubade !

O musutta lica pignata, cula caccata !                                                        O fond de marmite, c… plein de m… ! »

Chi e chissa billanazza, comme gatta chiame me ?                                  « Mais quelle est cette grossièreté, qui                                                                                                                                            m’appelle comme un matou ? »

Giorgia tua sportunata                                                                                                   « Ton infortuné Giorgio

Che vol tanto ben a te.                                                                                                   Qui t’aime tant. »

la ti prega, cula mia.                                                                                                        « Je t’en prie mon c…,

Lassa passar bizarria,                                                                                                      Arrête de faire le fou ! »

Ch’aia, statua marmorata,                                                                               « Mais qu’as-tu donc, statue de marbre,

Perche l’autra tu trovata                                                                                                L’autre que tu as trouvé

Che non vole ben’a te !                                                                                                  Ne t’aime pas ! »

O Lucia, susa da lietta, non dormire,                                                           « O Lucia, sors du lit, arrête de dormir,

Scienta Giorgia bella cantare,                                                                                       Belle, écoute Giorgia chanter

Con zanpogna e tanmorina,                                                                                          Avec cornemuse et tambourin

Per voler far cantarata.                                                                                                  Pour te donner une aubade.

O Lucia in zuccarata,                                                                                                       O Lucia toute de sucre,

Perche pur stai corruzata ?                                                                                            Pourquoi es-tu encore fâchée ?

Miau, miau gratta malata !                                                                                           Miaou, miaou, pauvre matou malade !

Va cuccina, licca pignata, cula caccata !                                                     Va au lit, vieux chaudron, c… plein de m… !

Sienta, sienta matunata,                                                                                                Ecoute, ecoute mon aubade,

Giorgia tua vol cantara                                                                                                  Ton Giorgia veut chanter

Che vol tanto ben’a te !                                                                                                  Qu’il t’aime tant ! »

 

12  Allala, pia calia Roland de Lassus *****

Allala, pia calia,                                                                                                                 Dehors, vauriens !

Siamo bernaguala !                                                                                                             Nous sommes gais !

Tanbilililili, Tanbilili.                                                                                                         Tanbilililili, Tanbilili.          

Schinschina bacu, santa gamba,                                                                                     Fais danser tes jambes,

Gli, gli, pampana calia.                                                                                                   Gli, gli, chère fripouille,

Cian, cian, nini gua gua, ania catuba,                                                         Cian, cian, nini gua gua, ania catuba,

(Chi linguacina bacu lapia clama gurgh.)                                (Dans cette langue, on ne peut vraiment que gargouiller.)

Hohe… haha… hoho !                                                                                                     Hohe… haha… hoho !

Cucanacalia rite apice scututuni                                                                                   Rustres, riez, réjouissez-vous,

la pia piche,                                                                                                                       Remuez-vous,

Berlinguaminu charachire.                                                                                            Nous parlons la langue des ivrognes,

Et  non gente gnam gnam                                                                                             Et non celles des gens gnam gnam

Ch’ama figlia gentilhuom !                                                                                            Qu’aime la fille du gentilhomme !

Non curare berlinguaminum                                                                                         Ne faites pas attention à nos paroles,

Ch’amar fosse chissa hominum                                                                                    Car ces manières de rustre

are buscani !                                                                                                                     Plaisent peut-être à cet homme !

A la cura chi de cua !                                                                                                       A notre santé, nous sommes ivres !

Are patichache, siamo beschin !                                                                                   Dehors,….

Allala, pia calia…

 

13  J’ay un mary   Roland de Lassus  ****
14 Le tems peult bien Roland de Lassus  ****
15 Quant mon mary Roland de Lassus *****
16 Un jeune moine est sorti du couvent Roland de Lassus  ****

Un jeune moine est sorti du couvent,

A rencontré une nonnette au corps gent.

Se print a luy demander

S’elle vouloit brinbaler

Ou dancer le petit pas.

                Vray dieu helas !

                Vous ne brinbalerez, moine !

                Vray dieu helas !

                Vous ne brinbalerez pas.

He moine, moine, qu’apelez brinbaler ?

Ma jeune dame, baiser & accoller

En nostre religion

Brinbaler nous apelons,

Cors à cors nus en deux draps.

                Vray dieu helas !…

Et moine, moine, que diront vos abéz ?

Ils sont déçeus tous voire très bien gabéz

En lieu de bien entonner

Vous faites le lict branler,

La reigle ne l’entend pas.

                Vray dieu helas !…

 

17  O foible esprit  Roland de Lassus   ****

O foible esprit, chargé de tant de peines

Que ne veux-tu soubz la terre descendre ?

O coeur ardent, que n’est-tu mis en cendres ?

O tristes yeux, que n’estes vous fonteines ?

 

O bien douteux ô peines trop certaines,

O doux sçavoir trop amer à comprendre,

O Dieu qui fays que j’ose entreprendre

Pourquoy rends tu mes entreprises vaines ?

 

O jeune archer, archer qui n’as point d’ieux,

Pourquoy si droit as-tu pris ta visée ?

O vif flambeau qui embrases les Dieux

 

Pourquoy as-tu ma froideur attisée ?

O face d’ange, O coeur de pierre dure

Regarde au moins le tourment que j’endure.

 

18 En un chasteau  Roland de Lassus *****

En un chasteau ma dame par grand cure,

Vit Hercules en marbre érigé,

Beau le trouva & de belle stature,

N’y trouvant rien pour estre corrigé,

Fors le petit membre, qu’elle a jugé

Estre imparfait au prix de ce grand cors :

Vous vous trompez, dit le masson âgé,

Car voz grands trous estoient petis alors.

 

19 Elle s’en va  Roland de Lassus *****

Elle s’en va de moy la mieux aymée,

Elle s’en va certes & si demeure

Dedans mon cœur tellement imprimée

Qu’elle y sera jusques à ce qu’il meure.

 

20 Lucescit jam o socii Roland de Lassus  ****

Lucescit jam o socii,

Nous tardons trop à déjeuner,

Habemus tantum ocii

Que ferions nous jusque au diner ?

Jam parata sunt omnia,

Mettons nous à table en bon heur.

Si quis quaeret, Quare ? Quia

Trop juner aporte douleur.

 

Nunc bibamus non segniter,

C’est trop manger sans boyrevun coup.

Bibamus bis, ter & quater,

Puis chanterons Or sus à coup.

Non habentes pecuniam,

L’hoste dira ce qu’il voudra,

Ite per aliam viam,

On le payra quand on pourra.

 

21 Je l’ayme bien Roland de Lassus *****

Je l’ayme bien & l’aymeray,

En ce propos suis & seray,

Et demourray toute ma vie,

Et quoy que l’on me porte envie.

Je l’ayme bien & l’aymeray.

 

22 Mais qui pourroit estre celuy Roland de Lassus  ****

Mais qui pourroit estre celuy,

Qui me fait chercher mon oyseau ?

Est-ce point ce meschant Daluy ?

C’est un faux petit larronneau,

Il me fait à tous coups chercher

Tout cela qu’il me peut cacher .

                Qui me la, qui me la, qui me la pris

                Qui le remette ou il la pris.

 

Si mon gentil Francin sçavoit,

Qui m’a fait un si lache tour,

M’avoir prins ce qui nous avoit

Enflammé tout le coeur d’amour

Et qui nous a par ses doux chantss

Retins cent fois emmy ces chams,

                Qui me la…

 

Helas mon Francin, mon mignon,

Je crain & me doute bien fort,

Que nostre petit compagnon

N’ait enduré un grand effort,

Car j’ay veu nostre gros chat roux,

Qui le guignoit a tous les coups.

                Qui me la….

 

23  Cathalina  Roland de Lassus *****

Cathalina, apra finestra,                                                                                                 Cathalina, ouvre la fenêtre

se voi senta Giorgia cantara ;                                                                                       Si tu veux entendre chanter Giorgia,

se tu en’ a me sonara,                                                                                                    Si tu m’entends jouer,

passa tutta fantanasia.                                                                                                   Ton humeur passera.

Ja te priega, core mia,                                                                                                     Je t’en prie mon coeur,

Non volere scorrucciare,                                                                                                Ne sois plus fâchée

Perche Giorgia vol cantara,                                                                                           Puisque Giorgia veut chanter

Per passare fantanasia.                                                                                                  Pour faire passer ton humeur.

Spetta loco et non partutta,                                                                                          Reste donc là, ne t’en va pas

Quant’ accordo quissa Liuta ;                                                                                       Pendant que j’accorde ce luth,

Tron, tron, tirin tron…                                                                                                     Tron, tron, tirin tron…

Andar avalenza, Gia calagia,                                                                                         Allez, montre-toi, descends,

Schincina bacu, sana laqua !                                                                                         Dépêche-toi !

Affaci’ un poco, quissa pertusa !                                                                                 Laisse-toi voir un peu à ta fenêtre !

Lassa via un poc’ a tia,                                                                                                    Ah, rien qu’un peu,

Voglio cant’una canzona                                                                                                Je veux chanter une chanson

Come fusse tamborina,                                                                                                  Comme un tambourin,

Hu, a te bella, hu a te mania,                                                                                        Oh à toi belle, oh à toi méchante,

Hu, a te canazza ! Zuccara mia !                                                                                Oh à toi canaille ! Mon miel !

Chissa capilla come latte,                                                                                              Cette chevelure comme du lait,

Fronte luce, come crescere,                                                                                          Ton front lumineux,

Occhi tua come lanterna,                                                                                              Tes yeux comme des lanternes,

Chissa nissa sprofilata,                                                                                                    Ton nez qui se profile,

Faccia tua come smeralda.                                                                                            Ton visage comme une émeraude,

Chissa labra marzapanata                                                                                             Ces lèvres de massepain,

Bocca tua come doanna,                                                                                                Ta bouche comme un chevreuil,

Cizza grossa come fiascone ;                                                                                        Ta poitrine pleine comme un flacon,

Lassa biber’a Giorgia tua,                                                                                              Ah donne à boire à ton Giorgia

Bella infanta !                                                                                                                   Belle enfant !

 

Vostr ‘amore mi fa morire !                                                                                          « Votre amour me fait mourir !

Tutta la notte la galla canta ;                                                                                        Le coq a chanté toute la nuit,

Giorgia mia non puo dormire ;                                                                                  Mon Giorgia ne peut pas dormir,

Mala francisca possa venire                                                                                          La vérole pourrait venir,

Come na ladra figlia de cane,                                                                                       Comme une voleuse fille de chien,

Tira va trasse, bibe la broda                                                                                          Va-t-en, bois la soupe

Come gatta nigra.                                                                                                           Comme un matou noir. » 

 

Poi che tu non voi facciare,                                                                                           « Puisque tu ne veux pas te montrer,

Jo di qua voglio par tutta.                                                                                              Je m’en vais d’ici. »

Su, schiavo ladra, cana musata,                                                                                « Monte, nègre voleur, museau de chien,

Diriet’ a la porta, nistillingo,                                                                                          Viens à la porte, ici, »

Madonna trovata, nistillingo,                                                                                        « Femme retrouvée, ici,

Con Giorgi’ abracciata, nistillingo.                                                                               Dans les bras de Giorgia, ici. »

 

24  Hai, Lucia   Roland de Lassus  ****

Hai, Lucia, bona cosa io dic’a tia                                                                                Ah Lucia, j’ai une bonne nouvelle,

Che patrona fatta franca                                                                                                Le maître me libère

Et vo bella maritare,                                                                                                       Et je vais t’épouser ma belle,

Giorgia tua vo pigliare,                                                                                                   Ton Giorgia te prendra,

Tutta negra v’invitare,                                                                                                    Il invitera tous les Maures,

Notte giorno vonno sonare                                                                                           Ils joueront nuit et jour,

Tambilililili…                                                                                                                 Tambilililili…

Lucia, poi che Dio v’av’ agiuta                                                                                      Lucia, puisque Dieu t’a donnée à moi,

gente negra, vol cantare ;                                                                                              Les Maures veulent chanter,

core mi, ascoltare,                                                                                                           Mon coeur, écoute,

apri bocc’ et non dormire,                                                                                             Ouvre la bouche et ne dors pas,

gente negra, vol cantare :                                                                                              Les Maures veulent chanter :

Acqua madonna al fuoco,                                                                                              De l’eau femme sur le feu

che ardo tutta                                                                                                                  Qui me brûle tout entier

Et tu pigliat’ a gioco,                                                                                                        Alors que tu joues,

Jo grido sempre, haime,                                                                                                 Moi je ne cesse de crier, hélas,

Et tu non sentuta                                                                                                            Et tu n’entends pas

Et voce mia tutto fatta roca                                                                                          Que ma voix s’enroue,

Acqua madonn’al foco                                                                                                    De l’eau femme sur le feu

Che ci minera, ard’e mo fuinta cocha.                                                Qui nous menace : je brûle et suis déjà presque cuit !

 

25 Canta Giorgia Roland de Lassus *****

Canta Giorgia, canta che bede namolata !                                « Chante Giorgia, chante que tu vois ta bien-aimée ! »

Giorgia non pote cantar !                                                                                              « Giorgia ne peut pas chanter !

Che sta murta, passionata ?                                                                                          Pourquoi reste-t-il muet cet amour ? »

Tutta negra sta storduta                                                                                                 « Un Maure reste muet

Quando bede gente ianca,                                                                                            Quand il voit des Blancs. »

Canta, Giorgia, canta !                                                                                                    « Chante Giorgia, chante !

Alla cura che de cua                                                                                                        A notre santé,

Siamo bernaguala !                                                                                                         Nous sommes ivres !

Pamini Lucia, Pamini !                                                                             Viens avec moi Lucia, viens avec moi !

Che patrona vol francare,                                                                                              Car le maître me libère,

Vo dar marit’ o ime !                                                                                                      Il veut te marier à moi !

Piglia, gente lurma,                                                                                                        Prends, souillon,

Che vo far gonell’a tia,                                                                                                    Je veux te faire une robe,

A ti cilum corachi bischine,                                                                                            T’enlever tes guenilles

A regina ti maigara !                                                                                                       Et t’habiller comme une reine !

Tinche tinc, tinc…                                                                                                           Tinche, tinc, tinc… »

Messer dorma, Parino sotto lietto,                                                                             L’homme dort, Parino est sous le lit,

Madonna gamb’ in collo,                                                                                            La femme a les jambes autour du cou,

Messere grida, Madonna fuia,                                                                                       L’homme crie, la femme s’enfuit,

Parin sona zampogna,                                                                                                     Parino joue de la cornemuse,

Armare Re io, gua gua !                                                                                                 Je suis le roi de l’amour, gua, gua.

 

            Les chansons interprétées par l’ensemble Clément Janequin sont d’une toute autre inspiration, plus légère, plus populaire : Lassus y a revêtu le masque du saltimbanque, du bouffon, avec des Mauresques inspirées de la Commedia dell’arte et des chansons françaises, parfois assez lestes. L’ensemble Clément Janequin les interprète avec sa verve habituelle, en mettant ses voix et ses distorsions pas toujours très mélodieuses au service de la seule expression. C’est plein d’effets, de drôlerie et totalement maîtrisé. Très fort.

                                      La discothèque économique classique, Classica.