Johannes Ockeghem - Missa Mi-Mi (4,45/5)

01Salve ReginaJohannes Ockeghem*****
02 Missa Mi-mi    – KyrieJohannes Ockgehem ****
03                       – GloriaJohannes Ockgehem ****
04                         – CredoJohannes Ockgehem ****
05                        – SanctusJohannes Ockgehem ****
06                        – Benedictus  Johannes Ockgehem ****
07
                        – Agnus Dei
Johannes Ockgehem
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08Quod chorus vatum / Haec deum caeliJacob Obrecht *****
09Victimae paschali laudes  Antoine Busnois *****
10 Angeli, archangeli Heinrich Isaac  *****
11
Alma Redemptoris mater
Johannes Ockeghem
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            Si Johannes Ockeghem avait eu l’intention de composer une musique qui dérouterait l’analyse moderne et y échapperait constamment, il n’aurait, en fait, pas mieux réussi. Les musicologues s’accordent depuis longtemps à penser que le style musical sacré d’Ockeghem est mieux décrit par des termes négatifs – c’est-à-dire, en lui niant les propriétés formelles qui sont présentes de manière plus évidente dans les partitions d’autres compositeurs. Missa Mi-mi est un bon exemple : pas de cantus firmus, peu ou pas d’imitation, très peu de cadences, pas de divisions de section claires, peu ou pas de changements d’impression structurelle et ainsi de suite. La même chose est vraie, avec peu d’exceptions, des motets Salve Regina et Alma redemptoris mater. En même temps, il suffit d’écouter la musique elle-même pour reconnaître que, de toutes les mises en musique, celles-ci sont bien du Ockeghem. Qu’est-ce qui les rend donc reconnaissables, si, tout d’abord, elles ne sont pas ceci ou pas cela, pas quoi que ce soit ?

            Les musicologues se sont accordés pour dire que « la composition-par-rejet » d’Ockeghem doit, d’une façon ou d’une autre, avoir été inspirée par des idées spirituelles. Intuitivement, l’on a tendance à vouloir être d’accord avec ceci : son style musical sacré est traditionnellement considéré comme, peut-être, le plus réfléchi, introspectif et spirituel du quinzième siècle. Et aucune écoute de ses messes et motets – particulièrement après avoir écouté, disons, Dufay, Busnois ou Obrecht – ne feront paraître cette affirmation même un peu exagérée. Mais, comment les manquements manifestes d’Ockeghem à l’articulation musicale peuvent-ils être compatibles avec (ou expliqués par) sa spiritualité patente ?

            On a supposé jusqu’à récemment, que les messes et motets d’Ockeghem étaient des expressions musicales du mysticisme du quinzième siècle et pourraient avoir été associées au mouvement connu sous le nom de devotion moderna. L’expérience, semblable à une transe, des mystiques, de ce point de vue, pourrait avoir trouvé un équivalent à une expérience musicale intense, l’accent dans les deux étant éloigné de l’analyse rationnelle. Mais des objections à cette hypothèse ont été émises tout aussi souvent : premièrement que les adeptes du devotion moderna, pour toute leur spiritualité (ou plutôt à cause d’elle), méprisaient la musique polyphonique comme étant « séculaire », et, deuxièmement, qu’ils encourageaient un mode de vie de pauvreté dont Ockeghem (en tant que riche trésorier de l’église de St Martin à Tours) n’était guère un exemple.

            Mais le « rejet » n’était pas l’enseignement des seuls écrivains mystiques : en fait, c’était presque un lieu commun dans la philosophie scolastique médiévale que Dieu, lui-même ne peut être connu positivement par l’expérience est le monde, mais Dieu ne peut êtr connu que négativement, en éliminant les caractéristiques du monde. Le cosmos médiéval était fini, mais Dieu ne changeant pas, le monde consistait en de nombreuses créatures et choses, mais Dieu était unique et entier.

            La musique d’Ockeghem était-elle donc, d’une manière ou d’une autre, une expression de ce que l’on pensait que Dieu était ? Ceci semble peu probable : la Missa Mi-mi est finie, évoluant dans un espace de temps limité, changeant continuellement, et consiste en une multitude de notes (bien organisées). Mais du point de vue médiéval, bien sûr, le monde lui-même (avec lequel Mi-mi partage toutes ces caractéristiques) était une expression de Dieu. Et si la musique ne peut pas transmettre directement ce que Dieu est, au moins, elle peut exprimer quelques choses à son sujet dans la manière où il s’est exprimé dans la Création.

            Cette idée avait une longue descendance. Un principe clé de l’esthétique médiévale était le dicton d’Aristote disant que « l’art imite la nature ». La musique était considérée comme un art « supérieur » aux autres en ce qu’elle pouvait imiter la nature plus abstraitement, plus fondamentalement.  Là où un peintre ou un sculpteur devaient se contenter de représenter des objets littéralement comme ils étaient, le musicien pouvait représenter leurs principes sous-jacents d’harmonie, de diversité, changements et composition. Il pouvait, en fait, imiter l’acte-même de création de Dieu, comme décrit en écriture sainte : Dieu avait tout organisé « avec douceur » et « avait commandé toutes les choses en mesure, nombre et poids » (Sagesse viii.I et xi.20). Quel autre art que la musique pouvait représenter la douceur (en production de timbre et en consonance), mesurer (en rythme), numéroter (en notes), et peser (en ton) ?

            Un autre lieu commun dans la philosophie médiévale était que les qualités qui existaient uniques et entières dans Dieu pouvaient exister dans le monde seulement dans une multitude de formes fragmentées en diversité. Ce n’est pas une coïncidence qu’un grand théoricien musical de l’époque d’Ockeghem ait souligné l’importance de la variété comme principe d’esthétique. Ockeghem alla peut-être plus loin que la plupart de ses contemporains à accroître cette variété jusqu’à un point extrême. Aucun passage musical, dans ses œuvres, se trouve être identique au suivant : la duplication (imitation ou répétition) est rigoureusement évitée. Ainsi en est-il de tout ce qui pourrait contraindre l’exubérance de la diversité dans des multitudes de détails musicaux (par exemple les cadences, les divisions de section, les changements d’impression structurelle). Ceci est le message positif que l’analyse moderne ne peut que lire négativement. Où l’analyste recherche habituellement une unité musicale (plutôt que la variété), on croyait, au Moyen Âge, que l’unité parfaite n’existait que dans Dieu et que les mortels ne peuvent pas connaître sa beauté sauf dans une variété de kaléidoscope. La musique d’Ockeghem, alors, témoigne de la gloire de Dieu, mais le fait indirectement, en représentant les principes qui régissent sa création.

           A côté de ceci, le motet Victimae paschali laudes d’Antoine Busnois est considérablement mieux articulé. Basé sur la célèbre séquence de Pâques, (on l’aurait conçu pour la remplacer dans les célébrations liturgiques), il expose la mélodie avec peu d’ornementation et (au début) répète des morceaux entiers de contenu musical. Ceci est une mise en musique plus visiblement fonctionnelle, moins « difficile » que la musique d’Ockeghem et d’un attrait plus direct pour cette raison particulière. Il en est de même du motet de Jacob Obrecht Haec Deum caeli, basé sur le second couplet de l’hymne Quod chorus vatum. La mélodie de la psalmodie filtre à travers toutes les voix entraînant une somme de « duplication » entre les voix, ce qui crée une unité précise mais signale aussi un retrait de l’extrême diversité d’Ockeghem.

            Heinrich Isaac est l’un des compositeurs de la fin du Moyen-Âge les plus injustement négligés. Comme Obrecht, c’était un homme ayant un talent musical exceptionnel, composant de la musique d’une technique et d’un talent artistique sans pareils. Comme Obrecht, aussi, il y a toujours des côtés inattendus dans sa personnalité musicale, ce qui fait de l’enregistrement continu de leurs deux musiques un véritable voyage de découverte. Angeli, archangeli est un motet à six voix splendide pour la fête de la Toussaint. Le cantus firmus n’est pas pris de la liturgie de cette fête, mais, curieusement, du célèbre chant de Binchois Comme femme desconfortée, dans laquelle une dame raffinée se lamente sur sa mésaventure et exprime son désir de mourir. La combinaison semble curieuse, à moins que l’on ne suppose qu’Isaac composa son motet pour une vierge-martyre spécifique, même si son texte ne cite aucun saint en particulier. Le motet était extrêmement populaire à son époque et il n’y a aucune raison qu’il ne devienne pas un succès aujourd’hui.

                                                                       Rob C. Wegman, carton original CD.

           On a récemment découvert qu’Ockeghem était né, aux alentours de 1410 peut-être, à Saint-Ghislain, près de Mons, aujourd’hui en Belgique. Il était en 1443 choriste à l’église de Notre-Dame d’Anvers et en 1446 au service du duc de Bourbon à Moulins. En 1452 environ, il fut nommé chapelain à la cour de France où il demeura jusqu’à sa mort en 1497. Très apprécié des monarques français (il servit trois rois : Charles VII, Louis XI et Charles VIII), Ockeghem se vit confier la lucrative et prestigieuse charge de trésorier de l’église de Saint-Martin de Tours.

            Bien que seuls cinq de ses motets sacrés aient survécu à ce jour, c’est un style que le compositeur tenta de redéfinir tout au long de sa vie et dont Alma Redemptoris Mater constitue un exemple intéressant. C’est une composition à quatre voix sur un texte marial, divisée en deux parties distinctes. Tout au long de l’œuvre, l’alto, tout de longues notes, paraphrase le plain-chant tandis que le soprano et la basse reprennent de temps en temps la mélopée. En résulte une spectaculaire composition faite d’allusions et de transformations, cependant que la mélodie liturgique et la polyphonie vocale dominent tour à tour.

            The Clerk’s Group, après avoir enregistré plusieurs albums consacré à Ockeghem, est désormais reconnu comme spécialiste de ce répertoire. Grâce à leur contrôle habile, les chanteurs mettent magnifiquement en lumière le calme qui règne au cœur d’Alma Redemptoris Mater. Assurément, cette interprétation révèle sous un nouveau jour ce chef-d’œuvre relativement peu connu.

                        Naomi Matsumoto, Les 1001 œuvres classiques qu’il faut voir écoutées dans sa vie.