STANLEY KUBRICK

Fear And Desire (1953) : 08/20

Premier film de Kubrick, renié par celui-ci. Il n’empêche que c’est un film de guerre à l’approche intéressante, on note déjà la voix narrative dès le début du film, les questionnements des quatre soldats du film plus le général ennemi. Le film attire la curiosité jusqu’à la rencontre avec la fille. A partir de là, la séquence entre elle prisonnière et le plus jeune soldat est un peu gachée par le surjeu du jeune soldat. Après cette séquence, le rythme ralentit un peu trop par tous les états d’âmes des soldats. Heureusement un peu d’action rythment la fin du film. Pour un premier essai c’est déjà bien, la scène d’attaque des soldats ennemis dans la maison lors de leur repas est plutôt réussite. Et le scénario tient la route.

Le baiser du tueur (1955) : 12/20

Second film de Kubrick (après le rejeté Fear And Desire). L’introduction entre le boxeur et sa jolie voisine qui se préparent tous deux en mode miroir est très intéressante. Kubrick réalise plusieurs plans en mode photographie. Un style très propre avec ses débuts de photographe, plusieurs objets ou situation étant montrés avec un savoir faire certain. Mais il y a quelques plans en mouvement plus intéressant comme ce travelling suivant Gloria qui traverse la rue, un peu comme le plan du début de la Soif du mal. On y retrouve certains thèmes de Kubrick, les scènes montrant le désir des trois protagonistes avec de longues embrassades. Il y a déjà aussi une façon crue de montrer la dure réalité. Gloria qui est entraineuse dans le dancing, sa relation avec son patron, sa relation avec sa sœur puis celle avec le boxeur, le reniant pour sauver sa vie. La dernière partie du film est la plus intéressante avec les courses poursuites dans les entrepôts déserts de New York. Le combat final est très stylisé avec tous ces mannequins dans le décor. Il y a quelques plans qui se répetent (les voleurs de l’écharpe du boxeur) mais l’ensemble du film est réussi pour ce premier film noir.

L’ultime razzia (1956) : 11/20

Second film noir de Kubrick avec plus de moyens à la production. Le casting est très réussi pour la bande d’escrocs qui se préparent à faire le casse du siècle. On peut compter sur Kubrick pour donner un ton « dur » au film. Le film souffre néanmoins de répétitions narratives, d’une voix narrative qui n’était pas forcément indispensable, des plans qui se répètent pour montrer l’évolution du casse du point de vue des différents protagonistes. Un meilleur montage aurait pu donner un meilleur rythme au film. La force d’une séquence qui se termine par une scène d’action est atténuée par la reprise du début de l’entrée des chevaux sur la piste pour montrer à nouveau une autre action différente. Cela saborde un peu la dynamique du film. Si on prend en comparaison le film de Henri Verneuil, Mélodie en sous sol, le rythme du film y est plus intense. Je cite bien sûr Mélodie en sous sol en raison de la similitude de la fin de ces deux films, le cambrioleur voyant son œuvre s’envoler sous ces yeux. Cette scène de l’aéroport est très bien réussie, tout comme celle du braquage dans les locaux du champ de course.  

Les sentiers de la gloire (1958) : 20/20

Premier chef d’œuvre de Kubrick, film qui révèle déjà, selon moi, son génie de la mise en scène. Comment ne pas être impressionné par les deux travellings dans les tranchées, le premier avec le général Mireau, et le second encore plus impressionnant avec le colonel Dax. La steadycam n’était pas encore inventé mais lorsque l’on voit la fluidité du mouvement, et surtout le cadrage à mi-hauteur, en légère contre plongée, tout est déjà là. On reconnaît là du génie à la Welles, qui la même année réalise le plus beau travelling / plan séquence de l’histoire du cinéma, dans la Soif du mal. Mais on ne peut pas se limiter uniquement à ses deux plans. Il y a également le travelling sur l’attaque du 701e régiment sur le champ de bataille. La caméra se concentre en général sur le Colonel Dax mais c’est un véritable tour de force. On est impressionné également sur les gros plans du visage de Dax, une composition de l’image tout à fait moderne pour un film de 1958. Le film sur la première guerre mondiale, montre dans la première partie les conditions des soldats dans les tranchées et leur combat, puis en seconde partie le procès et la sentence. Toute la première partie est totalement immersif par la mise en scène et le montage, ce qui en fait un des films les plus réalistes sur la première guerre mondiale. La deuxième partie est tout à fait dans le style cynique de Kubrick, style qu’on retrouvera dans Dr Folamour et Orange Mécanique en particulier. Les sentiers de la gloire est donc l’œuvre base du cinéma de Kubrick, le film qui le fait rentrer dans la classe des très grands. Au point même que Kirk Douglas fera appel à lui pour l’immense projet de Spartacus, pour remplacer au pied lever Anthony Mann. Le film est parfaitement découpé ne laissant aucun temps mort, il se termine brillamment par la prisonnière allemande en pleurs qui chante devant les soldats français avant qu’ils repartent au front.

Spartacus (1960) : 16/20

Le seul film impersonnel de Stanley Kubrick, appelé par Kirk Douglas pour remplacer Anthony Mann à la réalisation de ce péplum au pied levé (Anthony Mann ne tournant que les premières scènes du film à la mine de sel). Le générique du film réalisé par Saul Bass est d’entrée magnifique avec les statues romaines défilant à l’écran de manière sobre et presque dans une ambiance lugubre, annonçant le ton du film. Le destin de Spartacus est quasiment une figure biblique, les références à la Bible étant parfois sous entendu que ce soit en introduction ou par les protagonistes. Le long déplacement des esclaves traversant l’Italie pour rejoindre la mer fait beaucoup penser à l’exode du peuple juif conduit par Moïse. En cela, Kubrick n’hésite pas à filmer quelques séquences pour s’attarder sur le peuple des esclaves : femmes, enfants, personnes âgées, nains qui composent le cortège. Le message sur l’esclavage ne s’applique pas uniquement à l’époque romaine et la scène où tous les esclaves survivants se lèvent pour se désigner en tant que Spartacus est particulièrement émouvante. La réalisation est parfaitement soignée, certaines séquences sont mémorables en plan large comme les mouvements de cohortes romaines face à l’armée des esclaves. Il y a également ce plan où Spartacus et ses hommes montent une pente à cheval alors qu’en arrière plan, une nuée d’esclaves descendent une colline. Il y a aussi le campement des esclaves en bord de mer avec une quantité de feux qui semblent s’étendre à l’infini. Le casting et l’interprétation des acteurs est assez exceptionnel, Kirk Douglas, Laurence Olivier, Charles Laughton et Peter Ustinov font des merveilles. On ne peut oublier Tony Curtis avec cette séquence pleine de sous entendu avec les huîtres et les escargots. L’issue de l’avenir de Spartacus ne dépendra pas des batailles et des actions qu’ils mènent mais uniquement du jeu des alliances et des complots entre généraux romains et sénateurs. Il est d’ailleurs intéressant de voir que l’ambition de Crassus qui est celle de dominer Rome dans un premier temps est chamboulée avec l’arrivée de Virinia, la femme de Spartacus. Spartacus est un des meilleurs péplums jamais tourné (avec Ben Hur) par le sérieux du thème, de sa mise en scène et de ses interprètes.

Lolita (1962) : 16/20

Stanley Kubrick adapte le roman Lolita avec l’assistance de son auteur. Au vu du sujet de l’œuvre, Kubrick réussit la performance d’éviter la censure en jouant avec les sous entendus. Chuchotements à l’oreille, montage permettant de ne pas montrer de scènes qui auraient pu être censurées. Le casting du film est parfaitement réussi, James Mason confirme l’aura un peu machiavélique qu’on peut voir dans la Mort aux trousses, Sue Lyon est la Lolita parfaite avec son jeu et son physique, Shelley Winters excelle en veuve délaissée et bien sûr Peter Sellers est au sommet de son art par ses transformations physiques et vocales, endossant plusieurs rôles pour tromper le professeur Umbert. Kubrick n’hésitera d’ailleurs pas à le réemployer pour son prochain film, Docteur Folamour. La mise en scène est sobre, efficace. Presque classique pour un réalisateur comme Kubrick, pas spécialement de grands mouvements de caméras. Kubrick rentre plus dans la psychologie des personnages, la passion amoureuse que Humbert provoque sur la mère de Lolita, et ce même professeur Umbert qui ressent la même chose pour Lolita. Lolita, adolescente, évolue entre ces deux personnes qui ne sont pas si différentes que cela. Leur jalousie maladive est un poids énorme pour Lolita. Dans le cas de sa mère elle est envoyée en camp de vacances et plus tard en pensionnat, dans le cas de Humbert, elle ne peut pratiquer aucune activité extra scolaire ni fréquenter aucun garçon. Il y a également une corrélation entre Humbert et Quilty, tous les deux faisant preuve de machiavélisme pour s’approprier Lolita, et cela sans le moindre remords. Kubrick montre le malaise que la relation Humbert-Lolita peut engendrer, lors de leur passage à l’hôtel quand Humbert récupère Lolita, la voisine qui s’inquiète des disputes entre les deux. Le film est une réussite par le traitement de l’histoire, le jeu des acteurs et la façon de Kubrick de dépeindre les sentiments amoureux passionnés qu’on a pu ressentir un jour ou l’autre. Cela est montré sans artifices de manière réaliste et cynique.

Docteur Folamour (1964) : 18/20

Seule comédie de Stanley Kubrick mais l’une des meilleures jamais produite. Sur le thème de la guerre nucléaire en pleine guerre froide il fallait oser ! Aucun des personnages traités par Kubrick n’est épargné, le général complotiste qui lance l’attaque R sur l’URSS pour sauvegarder les fluides corporels, le général de l’état major en short et chemise à fleur en présence de sa secrétaire (clin d’œil au film précédent Lolita), le dialogue surréaliste entre le président des Etats Unis et le premier ministre russe complètement ivre, l’ambassadeur russe qui espionne au sein de la salle de conseil de guerre, le pilote texan du B52 chevauchant la bombe comme un mustang et bien sûr le Docteur Folamour. Tous ces personnages comiques malgré la gravité de la situation, dédramatisent le sujet. Kubrick rappelle quand même le danger nucléaire avec une multitude de plans montrant les explosions atomiques, laissant quand même à réfléchir. Le casting est brillant, les multiples interprétations de Peter Sellers sont absolument géniales et inoubliables. On ne peut que se souvenir du Docteur Folamour, ancien savant nazi dont la main incontrôlable garde les réflexes du régime nazi. Le dialogue surréaliste entre le général Ripper et le capitaine de la RAF Mandrake est d’une actualité troublante. Le général est persuadé que les russes contaminent l’eau avec du fluor pour déstabiliser « le fluide corporel », le capitaine se défend en disant qu’il boit souvent de l’eau et qu’il se porte très bien. On est en plein délire complotiste comme aujourd’hui. Au niveau réalisation on peut saluer le côté très réaliste des affrontements de soldats pour reprendre la base du 853e régiment. Au niveau décors de films, la salle du conseil de guerre est une parfaite réussite avec l’excellent travail de Ken Adam. Le film est toujours d’actualité, le réalisateur Oliver Stone a montré le film à Vladimir Poutine en plein Kremlin.

2001, l’odyssée de l’espace (1968) : 20/20

Pour moi le meilleur film de Kubrick, le meilleur film de science fiction et tout simplement le meilleur film du monde. En tout cas à titre personnel, celui qui m’a le plus marqué, qui m’a fait considérer Stanley Kubrick comme un génie, un maître du même niveau qu’un Eisenstein, Welles ou Fritz Lang. Stanley Kubrick que certains considèrent comme un perfectionniste, a réalisé la perfection même cinématographique.

Kubrick réalise un film de science fiction le plus réaliste possible avec les précieux conseils de la Nasa : il n’y a par exemple pas de son dans l’espace. A la différence des Star Wars, on n’entend que le bruit de la respiration des astronautes dans leurs combinaisons lors de leurs sorties spatiales. Séquence exceptionnelle du pod qui se retourne sans un bruit tandis qu’on entend la respiration de Frank dans sa combinaison, puis zoom en trois plans sur le pod qui fonce sur sa proie avec l’œil de Hal en point central et tout d’un coup, plus aucun bruit, seulement un corps qui se perd dans l’immensité de l’espace. Un meurtre glaçant sans le moindre fond sonore, sans musique dramatique est une idée de génie. Sorti un an avant le premier pas de l’homme sur la Lune, Kubrick nous montre un vaisseau rejoignant une station spatiale en forme de roue, un alunissage d’un vaisseau sur une base lunaire, un déplacement vers le cratère Tyco puis le voyage vers Jupiter. Avec la station mir puis la station iss actuellement, Kubrick et la Nasa a vu juste sur l’avenir proche (en l’occurrence en 2001 pour le film). Mais il n’y a pas seulement ceci. La communication du docteur Floyd en visio avec sa fille est parfaitement actuel, les tablettes permettant de voir les retransmissions sur Discovery 1 pendant que les astronautes mangent sont proches de celles que nous avons aujourd’hui, la salle des serveurs contenant la mémoire de Hal est quasi identique à celles d’aujourd’hui et l’intelligence artificielle HAL est proche de ce que l’on pourrait atteindre. Le film se construit en quatre parties, la première il y a quatre millions d’années, la deuxième en 2001 avec la découverte du monolithe noir sur la Lune, la troisième le voyage de Discovery jusqu’à Jupiter et la dernière le voyage spatio-temporelle de Dave vers son destin. Toutes les parties sont reliées par le monolithe noir. Le génie de Kubrick est de ne donner aucune explication au spectateur lui laissant faire sa propre interprétation du film : intelligence extra-terrestre, métaphore divine ?

La première partie dans le désert plante le décor avec les premiers hommes dans des contrées inhospitalières. Kubrick prend le temps de filmer les paysages, les conditions de vie des hominidés, leur difficulté puis la venue du monolithe noir, guide qui leur procure l’intelligence et le pouvoir de se servir des outils. Kubrick nous offre la plus belle ellipse de l’histoire du cinéma avec l’os lancé dans le ciel par un hominidé, qui se transforme en vaisseau spatial, des millions d’années plus tard. Suit la deuxième partie avec le ballet des vaisseaux en orbite autour de la Terre sur le Beau Danube Bleu de Johann Strauss. L’utilisation de la musique par Kubrick, grand connaisseur par ailleurs, est parfaite. Que ce soit sur la première partie avec Ainsi parlait Zarathoustra puis la dernière partie avec la musique de Ligeti, il accompagne ce voyage dans l’histoire de l’homme et l’espace avec les musiques les plus judicieuses.

Lorsque la musique du Danube Bleu s’arrête lors de l’arrivée du vaisseau dans la station internationale, une porte s’ouvre, une hôtesse annonce l’arrivée 25 minutes après le début du film, qui n’avait aucun dialogue jusque là. Les discussions entre le savant américain et ses confrères russes rappellent au bon souvenir du docteur Folamour et de la situation de la guerre froide malgré la façade polie des conversations. La partie sur la Lune est une prouesse technique incroyable, l’approche du vaisseau se posant sur la base lunaire avec des astronautes travaillant en premier plan sur le sol lunaire est un plan magnifique. La descente du vaisseau dans le sol lunaire avec des salles immenses entourant la zone d’aterrissage avec plein d’écrans de contrôle est impressionnante. Sachant qu’à l’époque il n’y avait pas les effets spéciaux informatiques d’aujourd’hui pour faire les inserts. Le survol de la Lune est ultra réaliste et de ce fait parfaitement crédible.

Le voyage vers Jupiter est une confrontation entre HAL, l’intelligence artificielle et les deux astronautes de la mission. Les premiers plans travellings de Frank en train de faire du sport sont incroyables, vertigineux. Les contre plongées montrent l’inclinaison de la roue et les mouvements de la caméra sont parfaits. La representativité de HAL avec son œil rouge est une idée brillante, il est plutôt discret sur les plans larges et menaçant sur les gros plans. L’œil de HAL est l’œil du spectateur, vue subjective quand Dave montre ses dessins, mais également quand les deux astronautes parlent dans le pod, se croyant à l’abri de toute écoute. Seulement l’œil de HAL, notre œil lit sur les lèvres. HAL est un personnage à part entière bien sûr, on lui permet d’être intelligent et de ne faire aucune erreur, mais par contre de ne pas avoir de sentiments. C’est dans ce sens, peut-être qu’HAL veut faire échouer la mission. Lui seul connaît le véritable but de la mission au départ de l’expédition. Son intelligence lui permet de répondre à n’importe quelle question, mais ce monolithe noir qui envoie un signal vers Jupiter, cela le dépasse. En effet HAL connaît l’humain, le cotoie, et de ce fait connaît sa propre origine. Le monolithe noir pour lui reste un mystère total. Est-ce pour HAL la peur d’aller vers l’inconnu, d’affronter cette intelligence que personne n’arrive à sonder ? Ou est ce que l’affrontement avec Frank et Dave n’est pour lui qu’une partie d’échec, qui de la machine ou de l’homme sera le plus à même de remplir cette mission ? Comme souvent dans les films de Kubrick, HAL apparaît machiavélique, menaçant mais lorsque Dave le débranche et lui fait perdre progressivement sa mémoire, sa mort est plus que touchante.

La dernière partie très psychédélique est un voyage visuel et sonore parfaitement réussi, vertigineux là encore. L’arrivée dans la chambre style 18ème siècle est troublant, ces sauts dans le temps où Bowman se voit vieillir jusqu’à renaître en œuf astral. Le film ne donne aucune explication et cela peut dérouter le spectateur mais le livre d’Arthur C. Clarke éclaire un peu sur ce final. L’œuf astral retourne sur Terre pour donner un message d’espoir aux hommes qui sont prêts à s’anéantir avec la guerre Froide. Voila donc un film d’une maturité exceptionnelle, d’une mise en scène absolument parfaite qui a marqué l’histoire du cinéma et pas seulement. Christopher Nolan a quasiment repris la même structure que 2001 pour la réalisation d’Interstellar, superbe film de science-fiction là aussi. 2001 a l’importance d’un Metropolis, film là aussi majeur qui fait partie de l’histoire du 20ème siècle. Le travail, la méticulosité de Kubrick, le fait de se produire, d’avoir le contrôle de son film, est un exemple de cinéma. On peut voir le film tous les dix ans, on trouvera à chaque fois un élément actuel auquel Kubrick a pensé. Quel visionnaire !

Orange mécanique (1971) : 20/20

Œuvre majeure de Stanley Kubrick, créant un univers parallèle, presque futuriste où règne l’étrange, la violence, tout ça baignant dans la musique classique. Il y a trois parties distinctes dans le film. La première est une présentation de la vie d’Alex accompagnés  de ses sbires. La vie d’avant où la violence, les viols puis le meurtre sont ses occupations. Pendant 45 minutes Kubrick impose un rythme haletant où se succèdent tous les pires méfaits. Les trois premières séquences commencent exactement de la même façon. Gros plan sur Alex dans le bar avec travelling arrière pour voir le décor, gros plan sur le clochard puis travelling arrière pour découvrir Alex et ses compagnons avançant sous le pont, puis gros plan sur le décor de théâtre avant le travelling arrière montrant la bande rivale essayant de violer une femme. Tout cela accompagné de musique classique parfaitement choisi par Kubrick pour orchestrer sa mise en scène. L’allure des drougies d’Alex et la bataille avec la bande rivale fait immédiatement à la première partie de 2001, l’odyssée de l’espace avec les anthropoïdes. D’autres clins d’oeils à 2001 seront visibles avec la plaque d’immatriculation de la voiture commençant par DAV et la pochette de 2001 chez le disquaire. Ces 45 premières minutes sont une leçon de mise en scène, montage rapide synchronisé avec la musique (meurtre de la femme au chat par exemple, la scène accélérée des ébats d’Alex, le trip d’Alex dans sa chambre en écoutant la 9e symphonie de Beethoven, son serpent caressant la femme nue sur son mur), décors parfaitement choisis et inoubliables, travellings impressionnants comme l’arrivée d’Alex chez le disquaire. N’oublions pas cette séquence absolument incroyable d’Alex sur les quais punissant ces hommes avec une image au ralenti et parfaitement stylisée. Lors de l’arrestation d’Alex, nous reprenons notre souffle tellement le rythme et la mise en scène est intense.

La seconde partie, le séjour en prison d’Alex et son traitement chez Ludovico est beaucoup plus calme. Kubrick n’a pas perdu son humour avec le comportement du gardien très procédural qui fait penser un peu au sergent instructeur dans Full Metal Jacket par la suite. Cette partie ne souffre pas de longueur malgré le changement de rythme par rapport à la première partie, toutes les séquences sont importantes et la musique classique choisie par le réalisateur est toujours de circonstance. Le ton ironique et cynique de Kubrick est encore là quand il fait entourer Alex à la présentation de son traitement du ministre de l’Intérieur et du prêtre. Chacun veulent l’utiliser à ses propres fins, le plan de leurs mains prenant de chaque côté une épaule d’Alex est explicite.

La troisième partie, la nouvelle vie d’Alex, est particulièrement intéressante. Après son renvoi du domicile familial, le regard perdu d’Alex en direction d’un pont et de l’eau montre déjà son désir d’en finir avec la vie. Ce qui prouve d’entrée l’échec du traitement Ludovico, Alex ne pouvant lutter contre sa nature profonde. Mais cela ne peut pas être aussi facile pour lui, il faut que toutes ses anciennes victimes se vengent de ce qu’il a fait. La violence de ce monde le rattrape donc. Là encore, ce qui fait la particularité des personnages de Kubrick, c’est que la malgré leur monstruosité, leurs actions révoltantes, on arrive à avoir de la compassion pour eux. Hal dans 2001, Humbert dans Lolita, Alex dans Orange Mécanique. Orange mécanique est un film clé pour Kubrick, un point de référence pour Shining (le plan de la machine à écrire, les plans sur Alex en transe), Full Metal Jacket (le sergent et le traitement de Dim/Baleine), Eyes Wide Shut (la femme dénudée dans cette étrange présentation du traitement Ludovico). C’est un film qui marqua considérablement son époque et comme souvent avec les films de Kubrick, d’actualité.

Barry Lyndon (1975) : 20/20

Il s’agit tout simplement du meilleur film historique sur la période du XVIIIème siècle, période chère à Stanley Kubrick qui réalise ce film à la suite de la non concrétisation de la réalisation de Napoléon, qu’il avait très longuement préparé. Il n’empêche que son immense travail, le repérage des décors, des paysages, la reconstitution des costumes, des lieux d’habitation est d’une grande méticulosité. La reconstitution du XVIIIème siècle en Irlande, en Prusse et en Angleterre est incroyable. De par son travail, sa culture, Kubrick nous offre des « tableaux » de cette période, avec sa mise en scène empreinte de perfection, l’utilisation toujours judicieuse de musique classique. Il n’y a pas d’excès de mouvements de caméra comme certains reprochent parfois au réalisateur. Là il s’agit vraiment d’une peinture du XVIIIème siècle. L’effeuillage avec sa cousine, la partie de carte où Barry rencontre Lady Lyndon, scène entièrement éclairée à la bougie, la demande de pardon de Barry lorsque Lady Lyndon prend son bain, les scènes de duel, le moment où Lord Dillington demande réparation à un Barry avachi, sont toutes des scènes inoubliables.

Le film se compose en deux parties, la jeunesse et l’ascension du jeune Barry, lorsqu’il quitte son Irlande natale pour s’engager dans l’armée anglaise puis dans l’armée prussienne, jusqu’à sa carrière de tricheur aux cartes et sa rencontre avec Lady Lyndon. Puis la seconde partie sur le mariage avec Lady Lyndon ainsi que sa chute. Nous nous intéressons aux aventures du jeune Lyndon avec intérêt grâce à la diversité et aux dénouements des différentes situations. Le fait d’être démasqué comme déserteur en plein banquet rappelle la scène d’Eyes Wide Shut où on peut ressentir le même malaise. Barry joue la carte de la supercherie en retenant les leçons de sa cousine, du capitaine anglais qui l’épouse et qui se fait passer pour mort lors de leur duel, des deux voleurs qui le détrousse dès qu’il quitte le foyer. Ses premières tentatives échouent auprès du capitaine prussien mais c’est néanmoins son don de jouer la comédie qui vont lui permettre de se faire engager pour espionner un chevalier soupçonné de duperie et d’espionnage. L’héroïsme de Barry qui sauva le capitaine prussien d’une mort certaine n’est que secondaire. Pourtant Barry jouera franc jeu avec le chevalier en entamera sa nouvelle vie.

La seconde partie qui commence par le mariage de Barry et Lady Lyndon nous désintéresse de Barry (qui est un mufle terrible) au profit de Lady Lyndon, magnifiquement interprétée par Marisa Berenson. Sa beauté froide, empreinte de mélancolie, qui se réveille uniquement lors de sa rencontre avec Barry est inoubliable. Délaissée, trompée, méprisée malgré son comportement admirable, son air triste ne peut provoquer que du respect pour Lady Lyndon. Et cela ne touche pas uniquement le spectateur mais Barry lui-même qui s’en rend compte et se repent auprès d’elle lors d’une scène admirable quand elle prend son bain. Barry pourtant la méprisait, peut être du fait qu’il a réussi si facilement à la séduire et qu’elle lui servait de moyen à son ascension sociale. Stanley Kubrick, qui jusqu’à présent ne mettait pas forcément en valeur les personnages féminins (L’Ultime Razzia ou Lolita) donne un des plus beaux personnages féminins de l’histoire du cinéma. Lady Lyndon est inoubliable. La dernière scène où elle signe des chèques et voit le nom de Barry, le regard qui en suit et celui de son fils aîné qui l’observe, est superbe. Surtout que le chèque est datée de 1789, une année où tout basculera. Stanley Kubrick, américain né à New York a réalisé le meilleur film de l’Europe du XVIIIème siècle.

Shining (1980) : 20/20

Lorsque le travail de deux génies que sont Stanley Kubrick et Stephen King se réunissent pour Shining, cela donne un des meilleurs films fantastiques jamais tourné. Même si Stephen King sera déçu du résultat, le Shining version Kubrick est un chef d’œuvre. Kubrick sait parfaitement mettre l’ambiance pour provoquer l’incrédulité, le malaise, la curiosité, comme lors du voyage de Bowman à la fin de 2001, l’odyssée de l’espace. Ne nous y trompons pas, Kubrick est déjà un maître pour réaliser ce genre de film : le meurtre de l’astronaute par HAL en est un parfait exemple. Dans 2001, l’odyssée de l’espace il y avait déjà de magnifiques travellings, nous les retrouvons ici dans Shining avec l’utilisation de ce nouvel outil qu’est la steadycam. Kubrick l’utilise judicieusement, lorsque Danny fait du tricycle dans les couloirs de l’hôtel et lors de la course poursuite dans le labyrinthe. Ces mouvements parfaitement maîtrisés accentuent le suspense et la tension de la séquence. L’utilisation de la musique classique assez oppressante sur certaines scènes, tout comme 2001, l’odyssée de l’espace est un atout majeur pour le film. On notera les différences de sons entre le parquet et le tapis où roulent le tricycle de Danny, un contraste sonore aussi bien maîtrisés que lors de la sortie des astronautes dans l’espace dans 2001 avec à la fois la respiration de l’astronaute, et le silence de l’espace. Techniquement, Shining est aussi maîtrisé que 2001, l’odyssée de l’espace. Le décor de l’Overlook Hotel en pleine tempête de neige, le labyrinthe à l’extérieur, la chambre 237, la salle de bal avec son bar, les longs couloirs de l’hôtel, la cuisine, le garde manger et la grande salle avec son escalier, autant de lieu que nous ne sommes pas prêts d’oublier. Les personnages y évoluent chacun à leur manière, Jack en recherche de motivation pour écrire et pour tuer en parlant avec les anciens pensionnaires de l’hôtel, Danny attiré par les esprits qui lui veulent du mal (les jumelles, la chambre 237) et Wendy de façon tout à fait logistique. Les esprits sont amicaux envers Jack même si certaines mises en gardes sont opérées, effroyables avec Danny. Wendy n’en apercevra qu’à la fin avant de quitter l’hôtel. Ses rencontres fantastiques sont assez troublantes et sont parfaitement amenées par le réalisateur. Jack Nicholson joue un de ses meilleurs rôles. Quarante ans après sa réalisation, Shining est toujours aussi efficace, beau à couper le souffle et restant une référence pour un grand nombre de cinéphiles. A juste titre.

Full Metal Jacket (1987) : 18/20

On sous estime bien souvent Full Metal Jacket par rapport à Voyage au bout de l’enfer ou encore Apocalypse Now, que le film est arrivé dix ans trop tard. Ne nous méprenons pas, Full Metal Jacket est un film indispensable sur le Vietnam, certainement un de ceux qui montre avec le plus de réalisme la guerre du Vietnam et de surcroît un des meilleurs films de guerre. La première partie concernant l’entraînement est bien sûr devenu culte et inoubliable pour tous les cinéphiles. Le personnage du sergent Hartmann, son phrasé, ses paroles et chansons, sa démarche reste à jamais dans les mémoires. On peut trouver ça drôle comme l’engagé Baleine mais la dureté de l’entraînement, l’acharnement sur l’engagé Baleine maintient parfaitement le côté dramatique de cette première partie. Les jeunes marines vivent d’entrée dans un enfer dès l’entraînement, ils vivent dans un « monde merdique ». La seconde partie, cette fois au Vietnam montre un fort contraste avec la partie précédente. On suit l’engagé Guignol, qui est devenu reporter de guerre et qui se la coule douce à l’arrière du front. Quelques attaques ennemies et quelques morts montrent bien qu’on est en guerre mais l’esprit des soldats est plutôt détendue avec les prostituées vietnamiennes, les interviews filmées face à des reporters. C’est en patrouillant dans une ville, que l’enfer les entoure à nouveau. L’engagé Guignol ne plaisante plus après la mort de son ami « Cowboy » et l’exécution de la tireuse vietcong. Kubrick traite bien la psychologie des personnages, met parfaitement en scène les combats dans des décors très réalistes. Les trois personnages principaux qui se sont entraînés ensemble dans des conditions très difficiles sont ceux qui s’en sortent le moins bien. Baleine se suicide après avoir perdu la tête, Cowboy a du mal à faire preuve d’autorité et se fait tirer par un trou de fenêtre, Guignol a son fusil enrayé quand il doit affronter la tireuse vietcong. Ainsi va la réalité de la guerre. Full Metal Jacket est le seul film de la filmographie où il utilisera majoritairement des grands classiques de musique pop rock (Nancy Sinatra, The Rolling Stones, etc) qui sont parfaitement employés dans le montage des séquences, talent qu’on peut bien sûr reconnaître à des réalisateurs comme Martin Scorsese.

Eyes Wide Shut (1999) : 16/20

Film testament de Kubrick, son film le plus étrange, empreint de psychanalyse, de rêve endormi et de rêve éveillé, de rencontres, d’errements, de situations qui mettent bien souvent mal à l’aise mais qui éveillent néanmoins la curiosité. Kubrick filme une vie de couple, et quel couple ! Nicole Kidman est magnifique et parfaite dans sa composition, son numéro de charme pendant la première soirée est totalement crédible. Tom Cruise a l’un de ses rôles les plus sérieux et les plus dramatique de sa carrière. La vraie histoire du film est donc cette vie de couple, leur quotidien (leurs discussions, leurs ébats, le temps passé avec leurs filles) mais le plus important leurs tentations respectives. Alice est la première à parler en toute franchise avec une sorte de mépris à Bill. Celui-ci réagit mal, la tentation d’Alice avec l’officier de marine l’obsède. Sa quête de vengeance et de sensations fortes l’emmène dans des aventures étranges, à la limite de vivre un rêve éveillé. Mais le fait de vivre des moments pénibles et dangereux ne l’affectent presque en rien malgré des menaces qui pèsent sur lui. Après qu’Alice lui raconte un autre de ses rêves, Bill repart en exploration comme la première fois et peu importe les menaces et les conséquences. Son problème n’est pas tant la soirée étrange qu’il vient de passer mais uniquement son couple. Et c’est là que la réaction de Bill est intéressante, il va voir les mêmes personnes que lors de la première nuit, le pianiste, le loueur de costumes proxénète, la prostituée qui l’avait invitée et Ziegler qui faisait partie de la soirée. Celui-ci comprend certainement d’ailleurs que les menaces contre Bill ne sont d’aucun effet sur lui, puisque le réel souci de Bill est son couple. La preuve en est, Bill résiste à toutes les situations qu’il affronte, mais craque à la fin en voyant le masque de la soirée sur son oreiller à côté d’Alice. Il peut ainsi à son tour tout révéler à Alice. La mise en scène de Kubrick est excellente, le choix de la musique toujours aussi judicieuse. Le tour de force de sa réalisation est de nous plonger dans un monde mystérieux, à la fois plein de suspense (l’assemblée qui démasque Bill) et il faut le dire de malaise. L’esthétique de la cérémonie avec les masques vénitiens m’a beaucoup fait penser au final de la série du Prisonnier et à l’excellent film The Wicker Man. Un peu comme pour les films de David Lynch, Eyes Wide Shut mérite plusieurs visions pour essayer de comprendre tous les sens du film.